TOUSSAINT

Numéro

776

Prénom

François Vincent

Naissance

1715

Décès

1772

François Vincent Toussaint, connu aussi sous le pseudonyme de Panage, est né le 21 décembre 1715 à Paris, fils d'un savetier, dans la paroisse de Saint-Paul. Il se maria en 1744 ; son épouse qu'il perdit au bout d'un an de mariage lui laissa une fille qui mourut à l'âge de quinze ans. Il épousa en secondes noces la fille d'un Suisse du Palais-Royal ; il eut dix enfants de ce mariage. Il mourut le 22 juin 1772 a Berlin d'une fièvre lente en laissant deux filles et un fils ; « laisse une femme, plusieurs enfants», écrit de Leipzig Huber en 1772 (B.N., n.a.fr. 14898, f° 173).

2. Formation

Il fut élevé avec «une tendresse industrieuse» par son père pour qui il conserva toujours une grande affection et qu'il proposait comme modèle aux autres parents (Mœurs, chap. III). Il reçut une formation janséniste et bien que plus tard il se soit détourné de cette morale austère, il garda de l'admiration pour Nicole et les Port-Royalistes (Eclaircissements, p. 52). Il avait un grand penchant pour l'étude, acquit une bonne culture classique, se perfectionna dans la langue anglaise et plus tard dans l'allemande. Il était d'un caractère doux et tranquille, ce qui est attesté par tous ceux qui l'ont connu. De lui-même, il disait : «Mon air modeste et sans prétention m'a toujours nui auprès des sots» (C).

3. Carrière

Son amour des lettres se manifesta chez lui de bonne heure ; à dix-sept ans, il pouvait déjà tirer parti de ses connaissances (Eloge de Formey). Il pensa d'abord embrasser l'état ecclésiastique, mais le célibat ne lui convenait pas ; il fit des études de droit et fut reçu avocat au Parlement de Paris à l'âge de vingt-six ans (1741) ; il fut obligé d'abandonner cette carrière car la faiblesse de sa poitrine ne lui permettait pas de soutenir des plaidoiries. Il se mit alors à travailler pour les libraires et s'associa avec Diderot et Eidous pour la traduction du Dictionnaire de médecine du Dr James ; puis il collabora à l'Encyclopédie. On lui doit les articles de jurisprudence des deux premiers tomes du Dictionnaire. En 1748 parurent Les Mœurs, ouvrage qui eut un immense retentissement : «trop connu par son livre impie», écrit l'abbé Goujet à propos de T. (n.a.fr., 1013, p. 647). Sur la recommandation de Formey, historiographe de l'Académie de Berlin depuis 1745 et son secrétaire général depuis 1748, T. fut élu membre étranger en même temps que Diderot et Tronchin le 4 mars 1751. Après avoir quitté l'Encyclopédie, il se consacra à la traduction d'ouvrages anglais et traversa une période difficile. Il entra dans le journalisme à partir de juin 1754, en assumant la direction du Journal étranger. Pour des raisons que l'on devine - difficulté de se procurer des livres étrangers, de trouver des traducteurs capables, dissensions parmi les directeurs du journal - il abandonna ce travail à la fin de novembre 1754. En 1756, il s'associa avec le fils de Jacques Gautier d'Agoty aux Observations périodiques. Il n'est pas possible de fixer exactement la date à laquelle T. et sa famille quittèrent la France pour s'installer à Bruxelles, probablement vers la fin de 1760 ou début 1761. Il reprit en main l'officieuse Gazette française des Pays-Bas rédigée par l'escroc Maubert de Gouvest qui venait de prendre la fuite (C). Frédéric II, qui avait apprécié les Mœurs, rechercha ses services. T. quitta Bruxelles « abreuvé d'humiliations et d'amertume » (C). En octobre 1764, il se vit offrir la chaire de rhétorique et de logique à l'Académie des Nobles de Berlin. Frédéric II avait lui-même tracé les grandes lignes de l'enseignement qui devait s'y donner. T. prononça son discours de réception le 6 novembre 1764. Malheureusement, il tomba en défaveur auprès du roi qui ne goûtait guère son ton familier et son esprit de contradiction. Il trouva néanmoins un protecteur en la personne du prince Henri, second frère du roi, dont il devint le lecteur et le bibliothécaire en remplacement de M. de Francheville. T. s'acquitta consciencieusement de sa tâche à l'Académie des Nobles et fit les discours d'usage à l'Académie de Berlin. Si l'on en croit Dieudonné Thiébault, il se repentit à la veille de sa mort d'avoir scandalisé le monde par ses opinions dangereuses pour la religion (t. V, p. 77). T. était très lié avec Rémond de Saint-Mard qui promet, en juin 1749, de le faire travailler (Ars., ms. 10309), et l'abbé Trublet (T, t. IV, p. 99) mais il compta peu de protecteurs en France. Cependant, au moment même où il fut attaqué par la Sorbonne pour son livre des Mœurs, il put éviter les poursuites grâce à la protection de Maurepas que le comte de Caylus sollicita en sa faveur (note de police). A l'époque, «Il est d'une société littéraire qui s'assemble chez le comte de Caylus son protecteur. Après avoir composé ce traité, il le fit lire au comte et à M. de Maurepas en manuscrit, qui en furent charmés l'un et l'autre» (Tomlo à Marchand, 24 juin 1748, B.U. Leyde, March. 2).

4. Situation de fortune

T. avait la réputation d'être «un panier percé» (T, t. V, p. 118). Il commença, comme Diderot, par devenir traducteur à gages. Quand le succès lui vint, il ne sut guère en tirer parti ; il vendit son manuscrit des Mœurs pour 500 £ au libraire Durand qui en tira 10 000 £ (note de police). Pour sa participation à l'Encyclopédie, il reçut en 1746 une augmentation de 300 £ ; les années suivantes, il fut remboursé de ses dépenses et toucha une somme de 558 £ pour la correction des épreuves des deux premiers tomes (May). Le Journal étranger aurait pu lui fournir un revenu substantiel s'il n'avait brusquement interrompu son travail. Entre 1754 et 1761, il vécut d'expédients. En 1759, il acheta à un imprimeur de Provins 400 exemplaires de L'Esprit d'Helvétius en édition contrefaite qu'il paya en billets et négligea d'acquitter par la suite (n.a.fr., 22094, pièce 64, f° 188 v°). A Bruxelles, François Claudinet, promoteur de la Gazette française des Pays-Bas, lui offrit 900 florins, plus 200 florins pour les frais de composition et de correspondance (C). A Berlin, sa chaire à l'Académie des Nobles lui rapportait 500 écus par an, ce qui ne l'empêchait pas d'emprunter de l'argent (T, t. IV, p. 118). A sa mort, il laissa sa famille dans le dénuement.

5. Opinions

T. a toujours fui la polémique. Il attendit presque quatorze ans avant de répondre aux attaques de ceux qui le vilipendèrent après la publication des Mœurs. «Chacun a jugé l'ouvrage suivant ses principes, les gens du monde avec indulgence ; les théologiens avec sévérité ; quelques gens de lettres avec mauvaise foi». Jamais il n'élèvera le ton plus haut. Quand il assuma la direction du Journal étranger, les auteurs des Nouvelles ecclésiastiques firent un procès d'intention au journal : «II ne faut pas avoir des vues bien perçantes pour comprendre que le projet des nouveaux journalistes, est de nous donner à la faveur de leur journal, tout ce qui s'exprime en Angleterre et ailleurs de contraire à la religion». Les mêmes auteurs accusèrent T. d'être l'auteur de l'article «Autorité» du premier volume de l'Encyclopédie : «c'est cet article qui a donné lieu à l'arrêt du Conseil d'Etat de supprimer le Dictionnaire comme contenant des maximes tendant à détruire l'Autorité Royale et à établir l'esprit d'indépendance et de révolte» (3 juil. 1754, p. 106-108). Cette accusation était sans fondement ; l'article avait été rédigé par Diderot comme l'attestent Grimm et Deleyre (C.L., t. II, p. 299 ; Leigh, n° 415, lettre de Deleyre à Rousseau du 3 juil. 1756). T. ne présenta aucune défense, il laissa ce soin aux directeurs du Journal étranger (Réponse des auteurs du Journal étranger à la feuille des Nouvelles ecclésiastiques, 1754).

6. Activités journalistiques

En arrivant au Journal étranger en 1754, T. prenait la succession de Grimm qui se montra satisfait, car il jugeait T. «homme d'esprit, sage, instruit, laborieux» (C.L., t. II, p. 145). Mais quand T. abandonna le périodique, Grimm lui reprocha d'avoir fait le journal « tout doucement et passablement mal» (C.L.,t. II, p. 437). Pourtant, en parcourant les feuilles qui furent rédigées par T., on constate qu'il apporta une grande diversité dans le choix des articles sur des sujets tirés de l'anglais, de l'italien, de l'espagnol et de l'allemand.

En 1756, il revint au journalisme en s'associant avec le fils de Jacques Gautier d'Agoty qui, depuis 1752, dirigeait les Observations sur la physique, l'histoire naturelle et la peinture (D.P.1 1089). Ce journal reparut avec un titre modifié : Observations périodiques sur la physique, l'histoire naturelle et les arts ou Journal des sciences et des arts, avec des planches imprimées en couleur par Gautier fils. Ce périodique devait paraître par cahier mensuel de dix feuilles d'impression. Les cahiers formaient deux volumes in-40 par année. Cette association ne donna pas les résultats escomptés, le public désirait qu'une même main prît la direction du journal (Avis concernant la continuation des Observations périodiques). Gautier céda ses droits à T. qui devint le seul éditeur en 1757, année pendant laquelle parurent les deuxième et troisième tomes. Dans l'intention de T., cette publication devait marquer les progrès de la raison et faire état des nouvelles découvertes, entretenir des correspondances avec l'étranger. Ce grand projet n'aboutit pas, T. cessa la publication à la fin de 1757.

Au mois d'octobre 1772, parut le premier tome du Journal littéraire dédié à Frédéric II, rédigé par plusieurs membres de l'Académie royale de Berlin. Dieudonné Thiébault, l'instigateur de cette nouvelle entreprise littéraire, a écrit que ceux qui y travaillèrent régulièrement étaient «Castillon père et fils, Toussaint et moi» (T, t. III, p. 155) T. s'est peut-être intéressé au projet mais il est douteux qu'il y prit une part active puisqu'il mourut en juin 1772 après une longue maladie.

7. Publications diverses

Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, Amsterdam, 1745. Sous l'affabulation d'une histoire orientale, ces Mémoires racontent l'histoire de ce qui s'est passé à la cour de Louis XV. Ce livre souleva une grande curiosité, il s'en fît huit éditions entre 1745 et 1763. Sous le nom pseudo-oriental de Coja-Sefrid, T. a fait un portrait très sévère de Voltaire. Imprimé sans permission, le livre fut prohibé et confisqué chez les libraires qui le vendaient sous le manteau (Ravaisson, t. XII, p. 275). Cet ouvrage fut attribué successivement à Pecquet, La Beaumelle, Mme de Vieuxmaison et aussi à Voltaire (Fould, p. XCVII-CIII). En 1746. parurent les Anecdotes curieuses de la Cour de France sous le règne de Louis XV qui ne sont autres que les Mémoires secrets avec les noms des personnages donnés en clair. La B.N. possède la copie faite à la main du manuscrit original avec la mention sur la page de titre : par M. Toussaint, auteur des Mœurs (ms. 13781). – Les Mœurs, ouvrage qui parut sous le nom de Panage, en 1748, à Amsterdam, était accompagné d'une simple dédicace à Madame A.T.***. Il fut jugé par la Cour du Parlement de Paris comme «contraire aux bonnes mœurs, scandaleux, impie et blasphématoire » car « le but qu'on s'y propose est d'établir la Religion naturelle sur les ruines de tout culte extérieur et d'affranchir l'homme des lois divines et humaines, pour les soumettre uniquement à ses propres lumières» (ms. Anisson Duperron, 22092, f° 125-126). Cette censure sévère eut pour conséquence de rendre le livre extrêmement populaire : «Je suis enfin parvenu à avoir le livre des Mœurs que l'arrêt du 6 mai a rendu bien rare et très cher», écrit Barbier. «Il faut dire que peu de personnes avaient songé à ce livre, au lieu qu'il n'y a personne à présent, dans un certain monde, hommes et femmes se piquant de quelque esprit qui n'ait voulu le voir. Chacun se demande : Avez-vous lu les Mœurs ? Un seul exemplaire passe rapidement dans cinquante mains » (t. III, p. 34). – Eclaircissements sur les Mœurs, Amsterdam, 1763, in-12. – Traductions : Dictionnaire universel de médecine, traduit de l'ouvrage du Dr James : A médical dictionary with a history of drugs, 1746. Les libraires Briasson, David et Durand chargèrent Diderot, Eydous et T. «connus par la grande intelligence qu'ils avaient de l'anglais» de cet ouvrage. – Essai sur le rachat des rentes et redevances foncières, trad. de l'anglais, Londres, 1751. – Histoire des passions ou aventures du Chevalier Shroop, La Haye, 1751, 2 vol., trad. par T. (Ars., ms. 10301). On a cru que cet ouvrage était de l'invention de T. Il semble cependant être adapté du roman d'Eliza Haywood : Progress through the passions or the adventures of nature ( 1748). – La Vie et les aventures du petit Pompée, Amsterdam, 1752, trad. du roman satirique de Francis Coventry : Pompey the Utile, or the adventures of a lapdog ( 1751). Le censeur Bougainville avait fait quelques retranchements à la trad. de T. et accordé une permission tacite (B.N., f.fr. 22137, f° 33). – Histoire et aventures de Sir William Pickle, Amsterdam, 1753, trad. du roman picaresque de Smollett intitulé Peregrine Pickle (1751). – Recueil d'actes et de pièces concernant le commerce de divers pays de l'Europe, 1754. Cet ouvrage, qui devait paraître sous forme de périodique, donnait la traduction des discours prononcés au Parlement d'Angleterre dans la Chambre des Pairs pour et contre la liberté du commerce au Levant. Seul le premier numéro fut publié, il n'y eut pas de suite. – Extrait des œuvres de M. Gellert, contenant ses Apologues, ses fables et ses Histoires, trad. de l'allemand par T., dédié au prince Henri de Prusse, 1768. – L'Anti-Thérèse ou Juliette philosophe, nouvelle messine véritable, par M. de T***, La Haye, 1750. Ce roman dépeint les aventures d'une héroïne que les circonstances poussent au libertinage comme dans la troisième partie de Thérèse philosophe (1748) attribuée tantôt à Diderot, à Montigny ou à d'Argens. Selon H. Fromm (Bibliographie deutscher Übersetzungen aus dem Französischen, 1700-1948, Baden-Baden, 1950- ), L’Anti-Thérèse serait de T. L'attribution reste incertaine.

On mentionnera enfin la collaboration de T. à l'Encyclopédie pour les articles de jurisprudence dans le t. I (J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie, Paris, A. Colin, 1962, p. 59, 129, 527).

8. Bibliographie

Notes de police sur les écrivains français de l'inspecteur Hémery, B.N., n.a.fr. 10783, f° 124. – Ars., ms. 10300, 10301, 10302. – (C) Charlier G., «Un encyclopédiste à Bruxelles», Annales Prince de Ligne, t. XVII, 1937, p. 5-22. – Formey, Eloge, Esprit des Journaux, déc. 1775, t. XII. – T., Anecdotes curieuses de la Cour de France sous le règne de Louis XV, éd. P. Fould, 2e éd., 1908, notice sur T. – La Harpe, Philosophie du XVIIIe siècle, Paris, 1821. – May L.P., Documents nouveaux sur l'Encyclopédie, Paris, 1938. – Pellisson M., «Toussaint et le livre des mœurs». Révolution française, t. XXXIV, 1898, p. 384-402. – (T) Thiébault D., Mes souvenirs de vingt ans de séjour en Prusse, Paris, 1804. – Kafker F.A. et S.L., The Encyclopedists as individuals, S.V.E.C. 257, 1988.

9. Additif

Carrière: Les archives policières permettent de préciser la biographie de Toussaint autour de 1749. Domicile :

Avant de loger rue Saint-Jacques (rapport d’Anne-Louise Morel, femme La Marche, du 22 avril 1749, Ars. 10301 et Ars. 10302, cité dans la notice), il habitait « sur l’Estrapade » avec Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut (rapport de Louis-François Bonnin du 29 mai 1748, Ars. 10301).

Opinions: Nouvelle édition clandestine des Mœurs en 1749 :

Après avoir vendu le manuscrit au libraire Durand qui en confia l’édition à l’imprimeur Delespine en 1748, Toussaint fit faire en 1749 une nouvelle édition de son best-seller à l’imprimerie clandestine duplice tenue par Louis-François Bonnin et Michel La Marche. Plusieurs rapports évoquent les aléas d’une entreprise où Toussaint se présenta d’abord sous le pseudonyme de Durand, par l’intermédiaire de Marie Le Fort, veuve Foliot, vendeuse de livres place du Vieux Louvre, personnage pivot de l’édition clandestine parisienne. Il bénéficiait dans ce projet de l’appui de Toussaint Rémond de Saint-Mard (n.a.fr. 1311, f° 10, Ars. 10301).

Liens avec Diderot et le « groupe de l’Estrapade »

Au moment de son incarcération en 1749, Diderot fut interrogé sur Les Mœurs qu’on lui attribuait. De cette confusion témoignent aussi les éditions associant les Pensées philosophiques et Les Mœurs, ainsi que les réfutations liant les deux ouvrages. Il est intéressant de remarquer que cette proximité fut aussi géographique et intellectuelle. Pendant un temps (autour de 1748), Diderot, Toussaint mais aussi Hurtaut logèrent tous sur la petite place de la Vieille Estrapade et collaborèrent ensemble à différents ouvrages. Un groupe les réunissant autour du chef de file de l’Encyclopédie qui paraîtrait prochainement, auquel on peut ajouter Marc-Antoine Eidous, Madeleine de Puisieux et peut-être aussi Philippe-Florent de Puisieux, s’activa dans un élan qui produisit traductions collectives comme textes plus ludiques. (n.a.fr., f° 18, Ars. 10301)

Bibliographie: Références bibliographiques supplémentaires :

Emanuel Boussuge, « Retour à Vincennes. Diderot et la politique de la Librairie autour de 1749 », La Lettre clandestine, PUPS, 2011, n° 19, p. 283-315 ; ici p. 294, 312, 313, 315 ; Emmanuel Boussuge et Alain Mothu, « Autour de Diderot. Archives policières de la Bastille, 1748-1749 », La Lettre clandestine, Paris, PUPS, 2011, n° 19, p. 317-364 ; ici p. 318, 324-327, 332, 349, 350, 357, 358, 362. (J.S.)

SAINTE-FOY D'ARCQ

Numéro

733

Prénom

Philippe de

Naissance

1721

Décès

1795

Philippe Auguste de Sainte-Foy, dit chevalier d'Arcq (parfois orthographié d'Arc), naquit le samedi 12 juillet 1721 et fut baptisé le même jour en l'église Saint-Eustache, à Paris. Il fut déclaré fils de Louis Alexandre de Sainte-Foy et de Magdeleine Aumont, demeurant rue des Vieux-Augustins. Le père et la mère étant absents, l'enfant fut présenté sur les fonts baptismaux par son parrain Jean François Desjardins, juré mouleur de bois, habitant place des Victoires et par Madeleine de Vilmareuil, femme de Jean Ducros, bourgeois de Paris, domicilié rue Saint-Jacques (f.fr. 33201, f° 31).

2. Formation

Les soins de son éducation furent confiés par le comte de Toulouse au sieur Desjardins, qui s'installa avec l'enfant dans une maison sise rue des Bons-Enfants, proche de la rue de la Vrillière où se trouvait la demeure du comte de Toulouse. Rien ne fut épargné pour son entretien et son éducation. Il eut domestiques, précepteurs et maîtres de musique. Toutes les dépenses furent réglées par le comte de Toulouse (f.fr. 33201, f° 15-20). Il entra en 1732 chez les Pères de l'Oratoire, au collège de Juilly, où il fut traité avec des égards particuliers. Ses études terminées, il s'entraîna au métier des armes et fréquenta la célèbre école d'équitation du sieur Dugard, où il s'exerçait avec les plus grands du royaume.

3. Carrière

A. n'avait d'autre ambition que de servir le roi et sa patrie. Il entra dans la compagnie des Mousquetaires, le 25 août 1736. Après la mort du comte de Toulouse, la duchesse d'Orléans, veuve du Régent et sœur du comte de Toulouse, s'intéressa à la carrière du jeune homme. Elle aurait souhaité qu'il embrassât l'état ecclésiastique mais se ralliant à ses vues, elle sollicita pour lui un régiment. La comtesse de Toulouse, qui lui fut toujours hostile, réduisit cette demande à celle de compagnie de cavalerie. Le roi lui accorda le grade de capitaine dans le régiment de Royal Cravates où il fut reçu sous le nom de chevalier d'Arcq. Il fit la campagne de Dettingue (1742), il se distingua à la bataille de Fontenoy (1745). Pour ses services, il reçut la croix de Saint-Louis et le maréchal de Saxe le retint auprès de lui. Il se battit à Lawfeld (1747). A la suite de cette campagne, il tomba malade et quitta le service en 1748. Désormais, il se consacra à des travaux littéraires. En 1759, il entra en relation avec le ministre Saint-Florentin. Cette amitié fut la cause de sa perte. Le duc d'Aiguillon, qui cherchait à supplanter le ministre, complota avec Mme Dubarry et Sartine pour discréditer A. qui fut compromis dans l'affaire des lettres de cachet (voir le détail de cette affaire dans David, p. 331-332). Lâchement abandonné par le ministre, il reçut un ordre d'exil pour Tulle le 12 juin 1773. Louis XVI, en montant sur le trône, usa de sa clémence, mit fin à son exil le 13 octobre 1774, mais seulement par permission verbale avec interdiction de s'approcher du lieu où résidait le roi (f.fr. 33201, f° 159). En 1783, ses malheurs atteignirent leur comble. Le duc de Penthièvre, pour des raisons mal déterminées, opposa une fin de non recevoir à toutes les requêtes de A. Il lui fut désormais interdit de porter le nom d'Arcq. La restitution de son état de fils naturel du comte de Toulouse lui fut refusée. A. intenta un procès au duc de Penthièvre et à son conseil. Dans douze mémoires justificatifs il fournit toutes les preuves de sa véritable identité, mais la cabale s'acharnait contre lui ; le 15 août 1785, une nouvelle lettre de cachet l'envoyait à Montauban. Le 12 décembre 1786, il lui fut enjoint de quitter Montauban pour Saint-Genier en Auvergne. Rien ne prouve cependant qu'il s'y soit rendu. Le 26 août 1789, le roi révoqua sa peine et il revint à Paris où il vécut dans la plus grande misère jusqu'à sa mort.

4. Situation de fortune

Le comte de Toulouse avait constitué pour lui une rente de 1200 £, somme destinée à subvenir à son entretien et à son éducation. Pour payer les 10 000 £ de taxe que tout engagé dans les Mousquetaires devait fournir, la duchesse d'Orléans s'engagea à verser 6000 £ et la comtesse de Toulouse avança 4000 £ sur la rente de 12 000 £. Son grade de capitaine l'entraîna dans des dépenses auxquelles 11 ne pouvait faire face ; il commença à vivre d'emprunts. Le roi lui accorda 6000 £ de rente viagère « pour des considérations particulières à lui connues». Il lui accorda de nouveau 12 000 £ de pension en récompense de ses services et de son attachement. La duchesse d'Orléans lui légua à sa mort 60 000 £ (1748). Le duc de Penthièvre lui vint en aide à maintes reprises. Malgré les secours financiers qu'il reçut, A., sans fortune personnelle, ne pouvait supporter les dépenses excessives d'une vie menée à la cour. Les M.S. relatent les fêtes somptueuses qu'il donna en l'honneur de la comtesse de Langeac (t. II, p. 247-249 ; t. III, p. 168-170 ; voir David, p. 327-328). En 1773, ses dettes se montaient à 70 0000 £. Il continua cependant à emprunter et à spéculer. Il acheta au sieur Chaudon un diamant évalué à 10 700 £ ; l'impéra­trice de Russie lui en offrit 30 000 £ ; finalement il le vendit au roi pour 24 000 £. Ce diamant ornait le chapeau du comte de Provence le jour de son mariage (1771). Il fut mêlé aux transactions louches auxquelles donna lieu la reconstruction de la Comédie-Française (M.S., t. VI, p. 137). En 1785, il dut se réfugier au Temple où il n'avait même pas les moyens de payer sa maigre pitance. Il fut réduit à vendre les rentes de sa femme, son mobilier et jusqu'à ses vêtements.

5. Opinions

En 1756, A. publia La Noblesse militaire ou le patriote français pour réfuter le point de vue de l'abbé Coyer, auteur de La Noblesse commerçante (1756). Cet écrivain ne voyait aucun déshonneur à ce que la noblesse hors de cour trouvât la possibilité de conserver ses terres, d'agrandir ses possessions, d'affermir ses droits et ses privilèges avec les richesses que pouvait lui procurer le commerce. A., après Boulainvilliers, Dubos, Montesquieu, définit le rôle de la noblesse dans l'Etat. Il répudie l'idée d'une noblesse commerçante. Le rôle de la noblesse est de tout sacrifier pour soutenir la gloire du prince. On relève à chaque page de cet ouvrage les préjugés du gentilhomme ; il fut à l'origine d'une grande controverse sur les origines et le rôle de la noblesse ; A. eut contre lui le clan des philosophes.

6. Activités journalistiques

Il prit une part active dans l'élaboration et la gestion du Journal étranger. Il acquit une part du privilège pour une somme de 5000 £, établit une correspondance suivie avec tous les savants de l'Europe et accumula quantité de matériaux en vue de leur publication dans le périodique. A l'époque où le journal fut menacé de faillite, il fut prié de donner des conseils aux rédacteurs et de faire un choix des meilleurs articles. Grâce à son intervention, la dépense fut réduite à 9000 francs au lieu de 13 000 francs qu'il en coûtait auparavant. Mais les promoteurs du Journal étranger étaient gens avides de gain et A. quitta le journal sans recevoir de compensation pécuniaire. Aussi quand il fut question de renouveler le privilège en 1759, il écrivit à Malesherbes pour demander que le privilège soit rétabli en sa faveur pour une durée de 15 ans (f.fr. 22133, f° 161). Sa requête fut appuyée par le ministre Saint-Florentin (ibid., f° 160). Le directeur de la Librairie fut alors obligé de révéler que le privilège avait été accordé à l'abbé Arnaud. Cette cession, ayant donné lieu à des transactions difficiles, était restée secrète. De surplus, Malesherbes jugeait que le commerce de la Librairie ne convenait pas à celui qui s'était élevé contre le système de la noblesse commerçante (ibid., f° 162).

7. Publications diverses

7. Cior 18, n° 8269-8287. Principaux ouvrages : Lettres d'Osman, imitation des Lettres persanes ; Grimm porta un jugement défavorable sur cet ouvrage (CL., t. II, p. 254), 1753. – Le Palais du silence, ouvrage également critiqué par Grimm (CL., t. II, p. 335-338), 1754. – Mes loisirs ou pensées diverses avec l'apologie du genre humain, ouvrage dédié au comte d'Argenson. Les Mémoires de Trévoux consacrent à cet écrit un article louangeur (juil. 1755, p. 1612-1618). La Noblesse militaire ou le Patriote français, 1756. – Histoire générale des peuples ou une dissertation sur chaque peuple, de l'Imprimerie royale par consentement du roi à qui l'ouvrage est dédié. Les Mémoires de Trévoux annoncèrent ce livre comme méritant de grandes attentions (mars 1756, p. 674­695 ; avril 1756, p. 799-810). Second tome en 1758. – Histoire du commerce et de la navigation des peuples anciens et modernes, 2 vol., ouvrage inachevé qui devait comporter 4 vol. – Le Roman du jour, publié en 1754 sous la rubrique de Londres, a toujours été attribué à A. Ce dernier se défend d'être l'auteur de ce roman libertin dans deux lettres adressées à Malesherbes (f.fr. 22133, f° 32 et 33). Voici ce que A. écrit dans une de ces lettres : «En même temps, Monsieur, je venais vous demander justice de l'auteur de l'Almanach des Belles-Lettres qui sans être certain de ce qu'il avance, sans ma participation, a écrit mon nom sans ménagement et en toutes lettres à côte d'un ouvrage [Le Palais du silence] que je n'ai avoué qu'à mes amis, il a parlé d'un autre ouvrage [Le Roman du jour] que je désavouerais avec la plus grande chaleur si je m'en sentais capable... Vous savez, Monsieur, que j'ai des raisons particulières pour être au désespoir de le voir paraître sous mon nom et d'en être publié l'auteur» (f° 33).

8. Bibliographie

D.B.F., t. III, p. 418-422. – B.N., f.fr. 33201-33202. Les papiers de A. ont été remis à la B.N. par la famille de Laigue. Un ancêtre de Louis de Laigue, parent de la veuve de A. et son exécuteur testamentaire, hérita de ce document (f.fr. 33202, f° 225). Ajouter des manuscrits (notes diverses) à Colmar, B.M., ms. 421 et 451. – Question d'Etat, 1790. – Forestié E., «Le Comte de Sainte-Foy, chevalier d'Arcq, fils naturel du comte de Toulouse», Bulletin de la Société du Tarn-et-Garonne, t. VI, 1878, p. 9-28. – Laigue L. de, «Un petit-fils de Louis XIV», Revue internationale, t. XIII-XIV, 1887. – Labriolle M.R. de, «The Journal étranger : its readers and foreign correspondents in Europe», The British journal for eighteenth-century studies, t. II, 1979, p. 37-57. – Id., «Le Journal étranger», Australian journal of French studies, t. XVIII, 1981, p. 143-163. – David J.C. «Intrigues et cabales ministérielles à la fin du règne de Louis XV : l'exil du chevalier d'Arcq», S.V.E.C. 1989, p. 321-351 ; voir en annexe les «Véritables causes de l'exil du chevalier d'Arcq, comte de Sainte-Foy, et sa justification des fausses imputations employées pour opérer sa disgrâce».

MOET

Numéro

581

Prénom

Jean Pierre

Naissance

1721

Décès

1806

Jean Pierre Moët (ou Moette), né le 21 juin 1721 à Paris, était le fils de Charles Moette, libraire à Paris, rue de la Vieille Boucherie, considéré comme «un très honnête homme» (Favart, t. I, p. 184 ; Rapport sur les libraires, B.N., f.fr. 22107, f° 124). M. mourut à Versailles le 3 août 1806.

2. Formation

On ne sait que peu de chose sur la formation intellectuelle de M. Dans sa brève biographie, H. Daniel dit qu'il se piquait d'être encyclopédiste, qu'il s'est adonné aux sciences occul­tes, qu'il était un adepte de l'illuminisme et versé dans la numismatique (p. 321). Il avait une bonne connaissance du latin, il laissa en manuscrit la traduction française de plu­sieurs œuvres latines de Swedenborg. Il pratiquait la langue anglaise car on lui doit la traduction d'ouvrages anglais ; il connaissait probablement la langue espagnole puisqu'on lui attribue une édition des quatre derniers volumes du Moreri espagnol.

3. Carrière

Vers la fin de l'année 1757, M. devint entrepreneur de l'Opéra Comique conjointement avec Corby, Favart et le comédien Deshayes, lorsque Jean Monnet céda ce théâtre avec ses décors et ses magasins pour le temps qui restait à courir avant l'expiration du privilège. Cette collaboration fut couronnée de succès jusqu'au jour où l'Académie royale de musique décida l'union de l'Opéra Comique avec la Comédie-Italienne en janvier 1762. La participation de M. est attestée dans plusieurs ouvrages : Favart, p. 233 ; Journal historique de Collé, Paris, 1805-1807, t. II, p. 22 ; Histoire du théâtre de L’Opéra-Comique de Desboulmiers, Paris, 1769, t. II, p. 155 ; Les Spectacles de Paris, 1759, p. 89.

5. Opinions

M. est l'auteur présumé de la traduction française d'un ouvrage qui fit beaucoup de bruit, Lucina sine concubitu de John Hill (1750). C'était une satire contre la Royal Society de Londres et la théorie de la génération spontanée de Buffon. L'année même de sa parution en 1750, il se fit deux traductions françaises de cet ouvrage. L'une de ces traductions serait de M. et l'autre de Sainte-Colombe. Pierre Clément dans Les Cinq années littéraires (30 août 1750, p. 132-138) donne un compte rendu détaillé de cet ouvrage qui portait le titre : Autant en emporte le vent, ou Lucina affranchie du commerce. Il ne cite pas le nom du traducteur. (Sur la contro­verse qui se fit autour de la traduction, consulter les notes ms. en marge de l'exemp. de la B.N., 8 TB 7145).

6. Activités journalistiques

M. fut un des rédacteurs du Journal étranger pendant la première année de sa publication (1754). L'inspecteur d'Hémery dans son Journal, note, le 22 août 1754, que «Toussaint, Moette et Chevrier sont les principaux auteurs de ce périodique» (f.fr. 22159, f° 59 v°). II est probable que M. se retira du journal quand Prévost en assuma la direction en janvier 1755.

7. Publications diverses

Outre les ouvrages précités, M. est l'auteur de : La Félicité mise à la porte de tous les hommes, 1742. – L'Anthropophile ou le secret et les mystères de la félicité dévoilés pour le bonheur de tout l'univers, 1746. – Code de Cythère ou lit de justice d'amour, 1746. – Conversation de la Marquise D avec sa nièce nouvellement arrivée de province, 1753. – Traité de la culture des renoncules, des œillets, des auricules et des tulipes, 1754. Cette compilation reçut une très mauvaise presse : « Ouvrage rempli de vols littéraires», lit-on dans la Bibliographie écono­mique de Musset-Pathay, p. 249. – Le Spectateur ou le Socrate moderne traduit de l'anglais, 1754. – A partir de 1758, date de la première édition anglaise de certaines des œuvres mystiques de Swedenborg, M., attiré par l'illuminisme, entreprit la traduction française de ces ouvrages rédigés en latin. Dans la B.Un., il est dit que M. entreprit la traduction française aux frais de M. de Béhagne. Le roi Gustave III lui fit une offre de 30 000 francs pour en assurer la publication en Suède. M. refusa cette somme, désirant que la publication se fasse en France. Ce projet ne fut pas réalisé de son vivant, les ouvrages de Swedenborg qu'il avait traduits ne parurent qu'après sa mort entre 1819 et 1824 (Cior 18, n° 45751­45760), édités par John-Auguste Tulk, un des fondateurs de la société swedenborgienne.

8. Bibliographie

B.Un. ; Cior 18. – Favart, Mémoires et correspondance littéraire, Paris, 1808. – Daniel H., Biographie des hommes remarquables du départements de Seine-et-Oise, Rambouillet, 1832.

DELEYRE

Numéro

217

Prénom

Alexandre

Naissance

1726

Décès

1797

Alexandre Deleyre, dont le nom est souvent orthographié de Leyre ou Delaire, est né en janvier 1726 (le 5 janv. d'après D.H.B.R., le 10 d'après D.C.) aux Portets en Gironde, fils de Jean Deleyre, huissier maître au Présidial de Guyenne selon le Calendrier bordelais (1749). Il eut pour parrain Antoine Alexandre de Gasq (1712-1781), seigneur et baron des Portets, président à mortier du Parlement de Bordeaux (Leigh, n° 423, n.

2. Formation

Son enfance fut triste et malheureuse ; il fit ses premières études dans un pensionnat de Bordeaux où il subit « des châtiments cruels » ; il alla ensuite au Collège des Jésuites de cette ville; très influencé par ses maîtres, il prit l'habit à l'âge de quinze ans. Quand les Jésuites adoptèrent un régime plus libéral dans leur enseignement, D., partagé entre des sentiments contraires, se détacha peu à peu de leur influence. A vingt-deux ans, il annonça son intention de quitter son ordre malgré les objurgations de sa famille et de ses maîtres (Le Breton). Pour se conformer aux vœux de son père, il se destina au barreau, mais il s'aperçut vite que cette carrière ne lui convenait pas. Il quitta Bordeaux en 1750 (Silvestre).

3. Carrière

Il arriva sans ressources à Paris à l'âge de vingt-quatre ans avec l'intention de poursuivre une carrière littéraire. Peut-être est-ce Montesquieu qui lui fit faire la connaissance de Duclos. Il rencontra J.J. Rousseau qui le présenta à d'Alembert (Leigh, n° 415) et à Diderot (Confessions, éd. Pléiade, t. I, p. 428-429). Il fréquenta ensuite la coterie holbachique. Encouragé par Diderot, grand admirateur de Bacon (C.L., t. III, p. 116), D. entreprit, pour se faire connaître, une étude de la philosophie du chancelier, ouvrage qui parut en octobre 1755. Diderot l'invita alors à collaborer à l'Encyclopédie ; D. fournit un article détaillé sur l'Epingle (t. V, 1755) puis un des articles les plus importants de l'Encyclopédie, l'article « Fanatisme », qui eut un retentissement considérable (Leigh, n° 415). D. s'attaquait à la superstition ; son article fut utilisé par Voltaire avec certaines modifications dans le Dictionnaire philosophique. En juillet 1756, D. soumit à Rousseau un nouvel article intitulé « Fortune » (Leigh, n° 415). Cependant cet article n'est pas celui qui parut dans l'Encyclopédie sous ce titre (t. VII). Après avoir collaboré au Journal étranger (nov. 1756-mars 1757) et au Journal encyclopédique (janv. 1758), il se vit offrir un poste lucratif aux appointements de 12 000 £, celui de secrétaire des carabiniers commandés par le jeune comte de Gisors, fils unique du maréchal de Belle-lsle. En fait, ce poste avait été proposé à Marmontel qui le refusa car il venait d'assumer la direction du Mercure de France. Marmontel pensa à Suard pour le remplacer, mais celui-ci recommanda D. dont la demande fut appuyée par le duc de Nivernais (Marmontel, Mémoires, éd. J. Renwick, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1972, t. II, p. 65-68). Malheureusement, le comte de Gisors fut tué à la bataille de Crefeld le 23 juin 1758 et D. dut poursuivre sa carrière de journaliste. En juin 1759, il obtint le poste de secrétaire d'ambassade à Vienne. Son séjour à Vienne, en pleine guerre de Sept-Ans, ne lui apporta que des déboires et accentua sa misanthropie. Il vécut cette période dans « le mécontentement » (Leigh, n° 980). Son protecteur, le duc de Nivernois, le fit nommer en juin 1760 au poste de bibliothécaire de la Chambre du duc de Parme, fils de l'lnfant Don Philipe et de Marie-Louise Elisabeth, fille de Louis XV. D. arriva à Parme le 30 décembre. A Parme, D. retrouva le gouverneur du Prince, l'abbé de Condillac, et le sous-gouverneur Auguste Guy de Keralio (Bédarida, p. 47-48). D. fut chargé de rédiger un cours d'histoire moderne à l'usage de son jeune élève, mais Condillac désapprouva les idées audacieuses exprimées dans cet ouvrage et refusa de donner sa caution (Le Breton). Dès lors, D. subit de dures contraintes et s'en plaignit à Rousseau (16 juin 1763 ; Leigh, n° 2760).

A la mort de Don Philipe (18 juil. 1765), D. pensa rentrer en France, mais en fait il ne quitta Parme qu'en 1768 après le mariage de l'Infant avec Marie-Amélie, soeur de Marie-Antoinette. De retour à Paris, il entra en relations avec les continuateurs de l'Histoire générale des Voyages et devint aussi le collaborateur de l'abbé Raynal. L'avènement de Turgot (1774) souleva un grand espoir chez D. Aprs la disgrâce de Turgot en mai 1776, D. se retira du monde et prit la socité en horreur. Il se réfugia dans « la vraie retraite d'un sauvage [...] au bord d'un vallon tortueux qui se prolonge dans un ruisseau lugubre » à Dame-Marie-des-Lys près de Melun (Ducis, lettre XIV).

D. devint un homme d'action et joua un rôle actif dans la préparation des élections aux Etats-Généraux à Bordeaux. En mars 1789, il préconisa des réformes en faveur des paysans (Lhéritier, p. 60). Le 28 mars, il fut chargé de rédiger le Cahier général du Tiers-Etat de la Sénéchaussée de Guyenne et représenta la région des Landes (ibid. p. 62) ; le 22 août, les lecteurs de Bordeaux lui confirent le soin de rédiger une adresse aux Etats-Généraux sur les troubles survenus dans la province (ibid., p. 87).

Il fut élu député à la Constituante. Pendant la Convention, il siégea à la Montagne et se sépara de ses amis girondins qui repoussaient le vote de l'assemblée sur la condamnation à mort de Louis XVI. Il prononça un discours enflammé sur la question du jugement du roi qu'il accusa de  « populicide », de fanatisme et de despotisme. Il vota la condamnation à mort de Louis XVI: « Marchons donc [...] nous à la guerre, et Louis à la mort, c'est mon opinion, c'est le sentiment de ma conscience ». En 1793, la Convention ébaucha un plan d'instruction générale pour les enfants de la République ; D. proposa un plan d'éducation inspiré en tous points de l'Emile. Il fut nommé surveillant de l'Ecole Normale le 27 frimaire an III (17 déc. 1794).

Quand le Directoire prit la direction de l'Etat, D., élu membre des Cinq-Cents, obtint le poste de surveillant dans les Ecoles normales. A la séance du 26 janvier 1796, il plaida la cause des Corses expatriés en France. La même année, il fut nommé membre de l'lnstitut national des Sciences et des Arts.

Domiciles connus: Rue Neuve-des-Petits-Champs « vis-à-vis de la Bibliothèque Royale chez M. Despert, perruquier » (Leigh, n° 512); 1758: Hôtel du Prou, rue Traversière, « près l'église Saint-Roch, chez Madame de Saint-Aubin » (Leigh, n° 628, n. a); 1760: Rue Taranne, face au logis de Diderot (Leigh, n° 1071, n. b); 1755-1789: Dame-Marie-les-Lys, près de Melun (Ducis); à Bordeaux, il habite soit chez son père rue des Copérans ou chez son frère rue Sainte-Colombe (Calendrier bordelais, 1770).

4. Situation de fortune

Sa situation de fortune fut médiocre, sauf pendant les premières années qu'il passa à la cour de Parme. Son père lui refusa constamment tout secours matériel (Le Breton). Il se plaignait sans cesse de son manque d'argent, de ses dettes, de ses procès (Leigh, n° 415, 720). Avant de se rendre à Parme, ses besoins étaient si pressants qu'il dut accepter un acompte de 4000 £. Après 1768, il vécut d'une pension de 1000 écus (Leigh, n° 5166) qui lui fut accordée par le premier ministre de Parme, Dutillot, et de ses travaux de librairie. Sa situation matérielle ne s'améliora que sous le Directoire quand il obtint un poste officiel.

5. Opinions

Sa haine des Jésuites, qui l'avaient élevé, le poursuivit toute sa vie. Influencé par Montesquieu et Diderot, il se tourna vers la philosophie des encyclopdistes. Son article « Fanatisme » contient l'essentiel de ses idées sur la religion. Il entretenait aussi des rapports avec les protestants (Leigh, n° 512, 518). Il devint un ardent disciple de Rousseau, allant jusqu'à élever ses enfants selon les préceptes de l'Emile (Leigh, n° 3666). D. se livra constamment à des attaques violentes contre la société de son temps ; il avait une âme romantique, un amour profond de la nature et de la solitude. Un autre aspect de son caractère se révéla lors de la Révolution ; ses passions contenues se déchaînèrent, il prit des positions extrèmes. La Terreur passe, il se consacra aux tâches constructives de la Révolution et contribua à l'élaboration de l'enseignement républicain et à la formation des maîtres dans les Ecoles normales.

Jusqu'en 1757, il fut très lié avec Diderot, mais ses relations avec le philosophe se refroidirent après l'affaire du Père de famille. Sans mentionner la vraie cause de leur rupture, D. écrivait au marquis de Girardin le 18 août 1778: « Je ne sais, Monsieur, qui a pu vous dire que M. Diderot étoit mon ami ; je l'ai sans doute aimé dans ma jeunesse, avec une sorte de passion aveugle dont on me faisoit un ridicule. Mais il y a dans ce moment vingt ans, qu'il me détrompa pour toujours, et je rompis avec lui sans retour » (Leigh, A 214).

D. eut toujours une immense admiration pour les œuvres de Rousseau ; sa correspondance avec Rousseau rassemble 50 lettres de lui, pour une dizaine de lettres de Rousseau. D. s'y montre attentif aux malheurs de son ami, notamment en 1757-1758 et commente toutes ses œuvres. Leur amitié ne fut cependant pas sans nuages; à deux reprises, Rousseau heurta profondément les sentiments de son ami. Il lui reprocha son mariage et traita sa fiancée de « commère » (Leigh, n° 825, 843, 855). En 1764, D. se sentit offensé de ce que Rousseau n'élevât pas de protestations contre les Jésuites qui avaient illégalement reçu dans leur ordre son frère Arnaud, alors qu'ils venaient d'être suspendus de leur état en France (Leigh, n° 3443). Après la mort de Rousseau, il révéla l'ambiguité des sentiments qu'il avait portés à l'auteur de l'Emile (Leigh, A 213; 5 août 1778, lettre au marquis de Girardin).

A Vienne, il fit la connaissance de Jamerey Duval, alors conservateur du Cabinet des médailles de l'Empereur et transcrivit plusieurs épisodes de sa vie, qu'il fit parvenir à Rousseau (Leigh, n° 860, 874). Par Rousseau, il a connu Boswell, qui vint lui rendre visite à Parme en 1765 (Leigh, n° 4035).

A partir de 1775, D. trouva un réconfort moral dans l'amitié qui le lia à Thomas et à Ducis. Les lettres que Ducis lui adressa (1775-1790) jettent quelque lumière sur les causes de sa misanthropie: son amour de la solitude et de la nature, sa sincérité et sa mélancolie, les regrets d'une vie qu'il jugeait mal remplie et toujours contrariée. Pourtant D. n'a rencontré que des appuis de la part des grands; il fut protégé par le duc de Nivernois, Choiseul et le maréchal de Belle-lsle. Il fut encouragé, dans ses débuts littéraires, par Montesquieu, Salley, censeur et inspecteur de la Librairie, et par le chevalier d'Arcq. Il compta parmi ses amis Métastase, le comte de Durazzo, directeur des spectacles à Vienne, Valentin Jamerey Duval, conservateur du Cabinet des médailles et bibliothécaire de l'empereur d'Autriche. A Parme, il vécut très proche de Condillac bien qu'il y eût peu d'affinité intellectuelle entre les deux hommes. Il éprouva une grande sympathie pour James Boswell qui le visita deux fois à Parme (Boswell on the grand tour, Italy, Corsica and France, 1765-1766). Enfin son ami, le médecin Cabanis l'assista dans sa dernière maladie.

6. Activités journalistiques

En novembre 1756, le chevalier d'Arcq, l'un des directeurs du Journal étranger (D.P.1 732) l'invita à se charger de l'édition de ce périodique rédigé à cette époque par Fréron, qui s'acquittait fort mal de sa tâche. D. pressé par des besoins financiers, accepta ce travail à contre-coeur. Il se révéla bien vite au-dessus de ses forces et de ses capacités (Leigh, n° 438). Son premier fascicule parut en novembre 1756, mais déjà le 20 mars 1757, D. annonça à Rousseau qu'il allait quitter le journal « peut-être dans huit jours, mais sûrement dans quelques mois » (Leigh, n° 490). Il espérait obtenir un poste de secrétaire d'ambassade à l'étranger afin d'assurer à sa fiancée, Caroline Loiseau, une existence décente. Ses démarches aboutirent à un échec, probablement à cause de son article « Fanatisme » qui le faisait mal voir en haut lieu. Il abandonna définitivement le Journal étranger en 1757, lassé de faire un travail qui le rebutait. Sollicité par Pierre Rousseau, il entra au Journal encyclopédique en janvier 1758 (Leigh, n° 720 et 741), qu'il dut quitter avant son départ à Vienne en 1759.

Dans la Revue des feuilles de Fréron (D.P.1. 1195), D. réfuta les critiques parues dans l'Année littéraire « sur les ouvrages qui depuis deux ans ont mérité les éloges et l'empressement du public ». Il s'agit des Pensées sur l'interprétation de la nature de Diderot (2e part., lettre V, p. 188-226), de la Philosophie applicable à tous les objets de l'esprit et de la raison de l'abbé Terrasson (lettre VII, p. 227-262), du Discours sur l'origine de l'inégalité de Rousseau (lettre VII, p. 264-298; lettre VII, p. 299-335; lettre X, p. 372-386); du Traité des sensations de Condillac (lettre IX, p. 355-371). Il défendra enfin son propre ouvrage l'Analyse de la philosophie de Bacon (lettre X, p. 386-388).

Dans le Supplément aux journaux des Savans et de Trévoux, ou Lettres critiques sur divers ouvrages périodiques de France édité par Marc-Michel Rey (Amsterdam, 1er janv. 1758; D.P.1. 1239), D. prend parti pour les encyclopédistes.

Sa Lettre écrite de Parme aux auteurs de la Gazette littéraire (n° 64, 3 mars 1765) analyse les causes du déclin intellectuel de l'ltalie. Ce pamphlet déclencha une guerre littéraire qui s'étendit au-delà de la péninsule italienne et contribua à réveiller le sentiment national (Leigh, n° 4816 ; Bédarida, p. 368-371).

7. Publications diverses

Œuvres diverses: Analyse de la philosophie de Bacon, Amsterdam, Arskte et Merkus, 2 vol. in-12. – Articles « Epingle » et « Fanatisme » dans l'Encyclopédie. – Le Génie de Montesquieu, Amsterdam, Arkste et Merkus, 1758, in-12. – La même année parut la traduction du Padre di famiglia de Goldoni attribuée à D. En fait, D. traduisit le texte italien et remit le manuscrit à Diderot qui de concert avec Grimm fit paraître cette traduction précédée d'une Epître dédicatoire à madame la Princesse Marie Anne Franoise de Noailles, comtesse de La Mark, protectrice de Palissot ; la page de titre portait l'indication: « se vend à Liège », ce qui faisait supposer que D., associé à Pierre Rousseau à cette époque, était responsable de cette édition. L'affaire fit beaucoup de bruit et le mauvais procédé de Diderot détacha D. de celui qui avait été son ami. Sur cette affaire, voir l'ouvrage de M. Busnelli, Diderot et l'ltalie, Paris, 1925; B.N., n.a.fr. 3344, f° 276-277, lettre de D. à Malesherbes. – Le Véritable Ami, traduction de Il vero amico de Goldoni, a été faussement attribué à D. Elle est de Veron de Forbonnais qui protesta vigoureusement contre la mystification agencée par Diderot qui avait usé du même procédé pour cette traduction que pour celle de D. (n.a.fr. 3344, f° 279-280; f° 281-283). – L'Esprit de Saint-Evremond, Amsterdam, Arkste et Merkus, 1761, in-12. – Histoire générale des voyages, t. XIX, Paris, Panckoucke, 1770. – Tableau de l'Europe pour servir de supplément à l'histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux-lndes, Maestricht, 1774, in-12. Cet ouvrage est inclus dans l'édition de l'Histoire de Raynal, t. VII, livre XIX. – Eloge de M. Roux, Docteur Régent de chymie à la Faculté de Paris, Amsterdam, Wetstein, 1777, in-12. – Essai sur la vie de Thomas, 1791, Paris. Antoine-Lonard Thomas, auteur d'éloges et d'essais était l'ami commun de Deleyre et de Ducis (lettre inédite de Thomas à Deleyre, n.a.fr. 15863, f° 12-1 3). – Opinion d'Alexandre Deleyre sur la question du Jugement de Louis XVI, 1792, Convention nationale, Paris, p. 64-80. – Opinion d'Alexandre Deleyre sur l'Appel au peuple sur la nature de la peine à lui infliger, Convention nationale, Paris, p. 165-184. – Idées sur l'éducation nationale, Convention nationale, Paris, 1793. – Rapport pour les Corses expatriés, Corps législatif, Conseil des Cinq-Cents, Séance du 7 pluviose, an IV, 1796. – Deleyre fut aussi l'auteur de romances mises en musique par Rousseau: « Edwin et Emma, romance traduite de l'anglais de M. Mallet », « Au fond d'une heureuse vallée » ; Paroles traduites de l'italien: « Je l'ai planté, je l'ai vu naître » ; « Les deux Amies »: « Que cherches-tu dans ce bocage » ; « Le Duo des roses »: « Vois-tu la lune qui m'éclaire » (dans Les Consolations des misères de ma vie ou Recueil d'airs, romances et duos, J.J. Rousseau, Paris, 1781 ).

8. Bibliographie

Mémoires de l'Institut national des Arts, Sciences morales et politiques, t. Il, an V. p. 9-18 (notice de Le Breton). – Notices sur la vie et les ouvrages de quelques hommes célèbres par le citoyen Silvestre, s.d., t. II. – (D.H.B.R.) Robinet, Dictionnaire historique et biographique de la Restauration et de l'Empire, Paris, 1898-1899. – (D.C.) Kuscinski, Dictionnaire des conventionnels, Paris, 1916-1919. – Rousseau, Correspondance complète, éd. Leigh. – Ducis J.F., Lettres, éd. P. Albert, Paris, 1879. – Lhéritier M., Les Débuts de la Révolution à Bordeaux, Paris, 1919. – Bédarida H., Parme et la France de 1748 à 1789, Paris, 1927. – Venturi F., « Un enciclopedista : Alexandre Deleyre », Rivista Storica Italiana, t. LXXVII, 1965, p. 791-824.

9. Additif

Formation: Dans la correspondance du minéralogiste Monnet, publiée dans la Revue rétrospective (1903/07-1903/12, p. 361 et suiv.), se trouve une lettre de Monnet à Mme du Theil, qui donne un portrait assez complet de Deleyre durant ses années de formation. Il obtient, grâce à son ami Suard, une place de secrétaire du régiment du roi en Belgique, mais il s’en lasse aussitôt ; il rencontre alors  à Liège Pierre Rousseau, qui l’engage au Journal encyclopédique, mais pour peu de temps (p. 370). Il accompagne P. Rousseau à Paris et y retrouve Suard, qui le fait engager comme  rédacteur de l’Histoire des voyages, pour le tome XIX, en succession de l’abbé Prévost. Il se marie avec la fille d’un perruquier, ce qui lui fera connaître de nouveaux soucis d’argent. Grâce à Condillac, il obtient la place de sous-précepteur et bibliothécaire du prince de Parme, avec les appointements de 15 000 £ , tandis que sa femme obtient une place de dame de compagnie de la princesse de Parme.

Carrière : Deleyre n'a pas fait partie de la Constituante, il a été, au "début de la Révolution" (sans autre précision), "administrateur du district de Cadillac" (voir Armand Brette, Les Constituants. Liste des députés  et des suppléants élus à l'Assemblée constituante de 1789, Paris, Charavay, 1897 et A. Kuscinski, Dictionnaire des Conventionnels, Paris, F. Rieder, 1916-1919). [Patrick Brasart]

Activités journalistiques: Une lettre du chevalier d’Arcq à Grosley en date du 27 novembre 1756 détaille les circonstances de l’entrée de Deleyre au Journal étranger ; Deleyre a été choisi comme directeur du journal en raison de son réseau de connaissances à l’étranger. « Nous venons même de faire un changement dans la manutention de cet ouvrage en en confiant la plume à M. Deleyre, connu par de très bonnes productions qu’il a données au public, entre autres la Philosophie de Bacon et l’article Fanatisme dans le dernier volume du Dictionnaire encyclopédique ; nous espérons qu’un homme vraiment homme de lettres, laborieux et prudent comme lui, nous dédommagera du ton épigrammatique de M. Fréron qui, trop occupé de ses feuilles littéraires et peu goûté chez l’étranger, n’y avait aucune correspondance... » (Collection de documents inédits relatifs à la ville de Troyes, correspondance de Grosley, p. 284-285). Évincé du journal, Fréron dénonce la manoeuvre des encyclopédistes dans une longue lettre à Malesherbes, datée du 21 mars 1757, au moment même où Deleyre quittait la direction : « ...des gens qui m’ont fait ôter le journal étranger pour le donner à un certain petit de Laire, qui n’a d’autre mérite que d’être leur croupier, et qu’on est obligé de remercier, parce que six cents souscripteurs ont quitté, et qu’on en perd tous les jours depuis qu’il s’est chargé de cet ouvrage » (Diderot et Fréron. Documents sur les rivalités littéraires au XVIIIe siècle, par Étienne Charavay, Lemerre, 1875,p. 4-5). Fréron rappelle que le Journal étranger lui valait huit mille francs par an (p. 9).

Sur la collaboration de D. Au Journal encyclopédique, la Bibliothèque impartiale, (t. XVIII, iii, nov.-déc. 1758, p. 418 donne la précision suivante: “On dit qu’il travaille maintenant à Liège au Journal encyclopédique [...]. On donne au même M. de Leyre (qui a été jésuite) le supplément que le libraire Rey a donné cette année aux journaux des scavans et de Trévoux. C’est l’ouvrage d’un enragé par l’amertume de la critique, et par le ton d’impiété qui y règne”..

Bibliographie: La notice d’A. Wyss dans le Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau (dir. R. Trousson et F.S. Eigeldinger, Champion, 1996), donne un résumé très complet des relations de D. avec J.J. Rousseau

ARNAUD

Numéro

017

Prénom

François

Naissance

1721

Décès

1784

François Arnaud, fils de Joseph Louis Arnaud et de Marguerite Rose Cattrier, naquit à Aubignan en Vaucluse le 27 juillet 1721. Son père, qui prit grand soin de son éducation, était musicien violoniste; il communiqua à son fils l'amour de la musique. La famille quitta bientôt Aubignan pour s'installer à Carpentras.

2. Formation

Arnaud fit ses études au collège des Jésuites de cette ville. Il entra ensuite au petit séminaire de Viviers, près de Valence. Il décida alors d'embrasser l'état ecclésiastique, plutôt par goût des études que par vocation. Il se perfectionna dans la connaissance des langues anciennes, en particulier de la langue grecque qu'il admirait par dessus tout. Il cultiva aussi les langues vivantes. Ordonné prêtre, il revint à Carpentras où l'évêque l'honorait de sa protection et lui ouvrit sa bibliothèque qu'il venait d'enrichir de celle du savant Peiresc.

3. Carrière

En mai 1753, à l'âge de trente-deux ans, l'abbé Arnaud vint à Paris. Le dépaysement qu'il éprouva dans la capitale lui rendit les premiers temps de son séjour à Paris particulièrement pénibles; il songeait même à retourner dans sa province natale quand il se lia avec Jean Baptiste Suard d'une amitié qui devait durer vingt-trois ans.

Il obtint comme premier emploi celui de bibliothécaire auprès du duc Louis de Würtemberg, lieutenant-général des armées du roi. En 1754 il écrivit une Lettre sur la musique qu'il dédia au comte de Caylus. Elle lui fut inspirée par la lettre de J.J. Rousseau sur la musique. Ce petit essai établit sa réputation d'homme de lettres.

En 1760 il débuta dans le journalisme en assumant la direction du Journal étranger avec la collaboration de son ami Suard. Le 26 mars 1762, il fut élu membre de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres. La même année, il obtint le poste de lecteur de la Bibliothèque de Monsieur et, à la même époque, il assuma les fonctions d'historiographe des chevaliers de Saint-Lazare et de Jérusalem. Cette année-là aussi, il cessa en septembre de faire paraître le Journal étranger pour fonder la Gazette littéraire de l'Europe sous la protection du duc de Praslin. Mais ce projet ne fut mis à exécution que le 1er mars 1764.

En 1766 il abandonna la rédaction de la Gazette littéraire pour prendre la direction de la Gazette de France, occupation qui lui demandait moins de travail que la rédaction du précédent périodique, puisqu'il s'agissait de fournir une demi-feuille par semaine dans les bureaux des Affaires Etrangères. Mais quand survint la disgrâce de Choiseul (1770), son successeur le duc d'Aiguillon s'empressa d'écarter les protégés de son prédécesseur.

L'abbé perdit sa place malgré l'intervention de Madame de Maupeou et du duc de Nivernais. Dépourvu de fortune personnelle, il dut se contenter d'une pension de 2500 £. L'avocat Gerbier, ami de longue date à qui Arnaud avait prêté le secours de sa plume, obtint pour lui le bénéfice de l'abbaye de Grandchamp.

En 1771 il fut élu à l'Académie française en remplacement de Monsieur de Mairan. Dans son discours d'inauguration, il traita du caractère des langues anciennes comparées avec la langue française.

En 1777l le Journal de Paris commence à paraître; l'abbé Arnaud lui fournira de nombreux articles. Cette année-là éclata la fameuse querelle entre les Gluckistes soutenus par l'abbé Arnaud et les Piccinistes défendus par Marmontel et La Harpe.

Au salon de 1769 fut exposé son portrait exécuté par son compatriote Duplessis. Ce portrait, le chef-d'oeuvre de cet artiste, est aujourd'hui au Musée de Carpentras; il fut gravé en 1785 par L. Valperga.

4. Situation de fortune

Il obtient en 1765 l'abbaye de Grandchamp (diocèse de Chartres) dont le revenu était estimé à 2600 £ (A.R.; voir par ex. A.R. de 1780, p. 73). La Gazette de France lui rapporte, selon Diderot, une «petite fortune» (lettre à S. Volland du 26 sept. 1762, éd. Roth, t. II, p. 183). Lorsque le privilège lui est retiré en 1771, il reçoit de substantiels dédommagements; Mme d'Epinay écrit à l'abbé Galiani, le 30 novembre 1771: «Je ne sais si je vous ai mandé que Suard et l'abbé Arnaud avaient chacun une pension de 2500 livres, une somme de 9000 livres à partager entre eux deux et des espérances pour l'avenir» (La Signora d'Epinay e l'abate Galiani, lettere inedite (1769 - 1772), éd. F. Nicolini, Bari, Laterza, 1929, p. 225). Avec une abbaye, une pension de 2500 £ et ses revenus de bibliothécaire de Monsieur puis d'historiographe de Saint-Lazare, A. connaît une véritable aisance.

5. Opinions

A. était un être d'une vive impressionnabilité, doué d'une grande imagination mais de tempérament indolent, «paresseux du meilleur goût qui existe» disait de lui La Harpe. Habituellement plein de douceur et de politesse dans la discussion littéraire, il pouvait sortir de sa modération; il devenait alors d'une intolérance excessive. Dévoué pour ses amis, brillant dans la conversation, d'une grande culture, musicologue et helléniste distingué, il jouissait de tous les appuis à la cour et dans les sphères les plus élevées de la société. Tous l'accueillaient, il était l'habitué des salons de Madame Geoffrin, de Madame Saurin, de Madame Necker et des réunions qui se tenaient chez l'abbé Morellet. Il était l'ami des philosophes, des artistes comme Van Loo, Grétry, Duni, le comte de Caylus. Il connut des étrangers distingués par l'esprit et le talent: Hume, Sterne, Garrick, Creutz, ambassadeur de Suède, le baron Gleischen, chargé d'affaires du Danemark en France. Alfieri recherchait ses critiques et ses conseils. On l'appréciait pour la diversité de ses connaissances et son ardeur à défendre ses idées.

6. Activités journalistiques

Malgré sa popularité, A. eut quelques démêlés retentissants. D'abord avec Malesherbes, Directeur de la librairie, à propos du Journal étranger. Ce périodique ayant cessé de paraître à la fin de 1758 par suite d'une mauvaise gestion des Associés au privilège, A. sollicita auprès de Malesherbes l'obtention d'un privilège exclusif; cette demande était contraire aux dispositions qui avaient été prises à la disparition du Journal étranger, à savoir que les journaux littéraires n'obtiendraient plus qu'une permission tacite et qu'ils seraient soumis au paiement d'une redevance au Journal des Savants. Malesherbes avait fait part de ces conditions à l'abbé Arnaud qui les avait acceptées. Néanmoins, à l'insu de Malesherbes, il avait sollicité la faveur de du Dauphin en le priant de lui accorder la permission de faire imprimer une dédicace en tête du premier journal à paraître. Le Dauphin, par l'intermédiaire du Chancelier, requit l'obtention du privilège exclusif avant d'accorder son autorisation. En apprenant cette tractation, Malesherbes s'indigna; il exposa dans plusieurs mémoires et lettres adressées au Chancelier Guillaume de Lamoignon, son père, les raisons pour lesquelles il s'opposait à cette dérogation pour un particulier «qu'il connaissait peu» et qui n'avait donné encore aucune preuve publique de ses talents; en outre cette mesure affaiblirait l'autorité de la Librairie. A. obtint cependant la grâce demandée; la dédicace parut avec quelque retard en tête du journal de février. Sur la page de titre figure la mention «Privilège du roi», autorisée alors même que la publication n'avait obtenu qu'une permission tacite (voir B.N., f.fr. 22133, f° 128-159).

L'abbé Morellet rapporte dans ses Mémoires un différend qui éclata entre les auteurs de la Gazette littéraire, A. et Suard, et l'archevêque de Paris, Monseigneur de Beaumont. Ce journal déplaisait aux dévots pour son approche trop philosophique. Des théologiens y décelèrent des propositions «répréhensibles» qu'ils dévoilèrent dans un écrit dénonciateur; quand ils en eurent connaissance, les auteurs de la Gazette littéraire chargèrent leur ami l'abbé Morellet de répondre aux attaques des théologiens. Morellet composa une petite brochure sans nom d'auteur (Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire faite à M. l'archevêque de Paris); il l'envoya à Damilaville, le fidèle correspondant de Voltaire. Ce dernier, qui prenait un grand intérêt à la publication du périodique et contribuait à de nombreux articles, envoya le manuscrit à l'imprimeur Cramer de Genève. Les conséquences auraient pu être très graves pour A. et Suard, cependant ils ne furent pas poursuivis par le pouvoir.

A. obtient le privilège de la Gazette de France en septembre 1762 (Diderot à S. Volland, 26 sept. 1762, éd. Roth, t. II, p. 183). En septembre 1771 (annonce de la Gazette du 14 sept.), le privilège est donné à Marin. A. mit toute son ardeur à prendre le parti du musicien allemand Gluck, le protégé de la reine Marie-Antoinette qui avait été son élève à Vienne. En 1774, Gluck fut invité à venir à Paris pour y préparer la musique de son opéra Iphigénie. Ce créateur de la musique dramatique souleva une violente hostilité de la part des partisans de Lulli, Rameau et de la musique italienne. A. que Garat surnommait «le Saint Paul du culte de Gluck» attaqua avec passion les adversaires de Gluck. Ceux-ci pour réhabiliter la musique italienne invitèrent Piccini qui arriva à Paris en décembre 1776. A. l'accabla de ses sarcasmes dans les feuilles du Journal de Paris. Marmontel, zélé partisan de Piccini, composa un petit poème qu'il intitula Polymnie et dans lequel il se gaussait d’A. Cette querelle qui agita la ville et la cour, dura cinq ans et dégénéra en guerre d'épigrammes entre gluckistes et piccinistes.

7. Publications diverses

Cior 18, n° 8447-8458

8. Bibliographie

D.B.F., Cio 18. – B.N., f.fr. 22133, f° 128-159. A., Oeuvres complètes de l'abbé Arnaud, éd. par Léonard Boudou, 1808. – La Harpe J.H., Correspondance littéraire, 1828. – Morellet A., Mémoires inédits, 1821, t. I. – Garat D.J., Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, sur ses oeuvres et le XVIIIe siècle, 1820. – Voltaire, Correspondence, éd. Besterman, (lettre de Voltaire à A., 29 juil. 1763, D 11321).