NICERON

Numéro

605

Prénom

Jean Pierre

Naissance

1685

Décès

1738

Jean Pierre Nicéron (ou Niceron) est né à Paris le 11 mars 1685. Sa famille a été «illustrée par des alliances honorables, par des Charges et des emplois de distinction» (Eloge). Famille très pieuse en tout cas : un des oncles paternels de N., portant lui aussi le nom de J.P. Nicéron, a été membre de l'ordre des Minimes. Minime également Jean François Nicéron, «un des plus habiles mathématiciens du dernier siècle», né à Paris en 1613 et mort à Aix-en-Provence le 22 septembre 1646 à trente-trois ans (il est l'objet d'une brève notice au t. VII des Mémoires).

2. Formation

Bonnes études au collège Mazarin, et rhétorique au collège du Plessis, à Paris. Ayant consulté son oncle le Barnabite, «prêtre vertueux, capable de donner de bons conseils», il se décide à entrer dans les ordres. Après avoir prononcé ses voeux, N. se rend à Montargis, pour y faire sa philosophie et sa théologie . N. a de très bonnes dispositions pour l'étude des langues : il sait, «outre les langues savantes, presque toutes celles qui sont actuellement en usage dans l'Europe. C'est dans le temps qu'il employoit à apprendre l'Anglois qu'il donna au public la traduction de quelques ouvrages qui en ont été bien reçus» (Eloge).

3. Carrière

Présenté par son oncle le Barnabite au noviciat du prieuré de Saint Eloy, à Paris, il y est reçu le 14 août 1702. Prise d'habit le 18 janvier 1703 ; voeux prononcés le 20 janvier 1704 (à 19 ans). Une fois achevée sa théologie, N. se rend à Loches pour y enseigner la théologie, puis la rhétorique. Ses «heureuses dispositions» et ses «vertus» lui font obtenir une dispense de Rome pour être élevé à la prêtrise : N. reçoit le diaconat à Montargis le 17 août 1707 et la prêtrise à Poitiers le 2 juin 1708. Peu de temps après, le collège des Barnabites de Montargis le réclame ; il y enseignera deux ans la rhétorique et quatre ans la philosophie. Les Barnabites ayant pour obligation principale la prédication, N. prêche «dans plusieurs villes de province durant ces quelques années» (Eloge). Le rapport triennal du collège de Montargis pour 1710 1713 (B.V. Montargis, n° 6184) mentionne à plusieurs reprises des sermons et discours de N. : éloge funèbre du Grand Dauphin en 1712, discours sur la paix en 1711, etc. N. est rappelé en 1716 à Paris par ses supérieurs, qui veulent favoriser ses projets, au nombre desquels les Mémoires.

4. Situation de fortune

Sur la situation de fortune de N., nous n'avons guère que des indications éparses. Une des plus intéressantes est contenue dans une lettre assez venimeuse de l'abbé Papillon à l'abbé Le Clerc, datée de Dijon, le 12 juin 1735 : «Je prenois les Volumes du P. Nicéron à mesure qu'ils paroissoient ; le 7e Volume me dégoûta, et dès-lors j'y renonçai. Il est plagiaire par-tout, et il ne se met guère en peine de nous ennuyer par des vies que nous trouvons tous les jours sous notre main. Il est aisé de faire un in douze à ce prix-là, et de gagner les cinquante écus qu'on lui paye par quartier...». Papillon revient un peu plus loin sur ces 50 écus, qui évidemment lui paraissent excessifs.

5. Opinions

Les témoignages manquent sur les opinions de N. La faveur dans laquelle paraissent l'avoir tenu ses supérieurs plaide pour son orthodoxie et son zèle. Quant aux Mémoires, le parti pris d'objectivité et d'impersonnalité qui les marque rend toute généralisation aventureuse. Il est à noter toutefois que N. (on le lui a souvent reproché : voir le Dictionnaire de Chauffepié) n'accorde pas d'importance au renom littéraire d'un auteur : seule compte à ses yeux l'activité du savant ou du journaliste ; Fénelon et Bossuet n'ont droit qu'à quelques pages, mais tel théologien ou tel philologue obscur à une longue notice. Son attitude envers le protestantisme ne reflète ni hargne ni hostilité particulière, et il fait un usage très modéré du lexique polémique en vigueur ; de nombreuses notices (sur J. Daillé, t. III, sur D. Blondel, t. VIII, sur J. Le Clerc, t. XL, par exemple) prouvent son impartialité. Pourvu que l'écrivain dont il traite soit authentiquement chrétien (fût-ce chez Calvin ou Arminius), il reste objectif. Dans le cas contraire, il peut se montrer méprisant et injuste (voir notice sur Toland, t. I).

6. Activités journalistiques

Doit-on voir en N. un journaliste? Oui, compte tenu de la distinction, toujours faite à l'époque classique, entre journal et bibliothèque. Les journaux lui ont du reste fourni bien des éléments de sa compilation ; voir la préface du tome I : «les Journaux et les Bibliothèques m'ont fourni une partie des matériaux». Par leur forme même enfin, les Mémoires doivent beaucoup aux «Bibliothèques».

N. est connu par les Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres dans la République des Lettres «Avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages», à Paris, chez Briasson, rue Saint Jacques, à la Science, en 43 vol., 1727-1745, à raison d'un volume tous les six mois (D.P.1 902). Goujet écrit (Eloge) : «les 3 premiers vol. ont été réimprimés en 1729 et le 4e en 1737 sous la date de la première édition faite en 1728». Oeuvre ambitieuse (1600 articles) et que l'auteur n'avait pas terminée à sa mort : ses collaborateurs, le père Oudin, J.B. Michault et l'abbé Goujet, achèvent et publient les t. XL, XLI, XLII et XLIII, préparés par N. (t. XLI, avertissement). Quérard cite quelques collaborateurs épisodiques : «Le père Bougerel, de l'Oratoire, a rédigé quelques articles d'anciens auteurs, tels que Tacite, Tite Live, etc. L'abbé Bonardy a aussi coopéré à cet intéressant recueil». Le dixième volume est divisé en deux parties «qui se relient séparément» (B.Un.). Les dixième et vingtième volumes sont munis de corrections et d'additions pour les volumes déjà publiés. Par un «Avis» qui ouvre le t. XLIII, les continuateurs préviennent le public des collaborations dont ils ont bénéficié (se conformant ainsi à l'usage de N. Iui-même) : «les vies de Robert Gaguin, J.B. Porta, N. Boyer, l'addition à celle de Sc. Dupleix, celle de Guil. Duvair, André Cesalpin et Nic. Pradon, nous ont été fournies par M. Michaut de Dijon. Celle de Jacques La Lande, par M. Prévôt de la Jannès d'Orléans ; celle de P.A. Micheli, par M. Languet de Sivry et enfin [...] nous avons copié l'éloge que M. de Boze a fait de M. Rollin dans l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Les autres vies qui composent ce volume sont du nombre de celles que le père Nicéron a laissé manuscrites à sa mort». Ils disent préparer «les volumes suivans» qui n'ont point paru. L'abbé Rives avait formé le projet de faire réimprimer les Mémoires avec une classification logique et en leur ajoutant ses propres corrections ainsi que celles de l'abbé Sepher (B.Un.) : le projet n'a pas abouti. L'éloge de Goujet a été tiré à part en quelques exemplaires (B.Un) et réimprimé avec quelques additions dans le Dictionnaire de Chauffepié. Vingt quatre volumes des Mémoires ont été traduits en allemand sous le titre suivant : Nachrichten von der Begebenheit u. Schriften berühmter Gelehrten, übers. u.m. Anmerk. u. Zusätzen begleitet ; les 15 premiers volumes par Sigis et J. Baumgarten, avec quelques additions (Halle, 1749-1757, in 8°) ; les six suivants par F. Eberhard Rambach (id., 1758-1761) ; le vingt-troisième et le vingt-quatrième par C.D. Jani (ibid., 1771-1777).

Fréron attribue à N. le premier volume de la Bibliothèque amusante et instructive, continuée par Duport Dutertre (D.P.1 144) :

N. a laissé en manuscrit : une Table de tous les journaux formant plusieurs volumes in 4°, «qu'il avoit fait pour son usage» (Eloge) ; une Bibliothèque volante, un vol. in 4° ; les trois premières lettres de la Bibliothèque française, «ouvrage dans lequel il se proposait de rassembler des notices sur tous les français qui ont cultivé la littérature et les sciences avec succès» (Eloge).

7. Publications diverses

Les autres oeuvres publiées de N. sont des traductions : Le grand Fébrifuge, ou Discours où l'on fait voir que l'eau commune est le meilleur remède pour les fièvres et vraisemblablement pour la peste. Traduit de l'Anglois du sieur Jean Hanckock, curé ou ministre de l'église de Sainte Marguerite à Londres, in 12, Paris, 1724. Réédité chez Cavelier en 1730 sous le titre de Traité de l'eau commune (deux vol. in 12). – Les Voyages de Jean Ouvington à Surate, et en divers autres lieux de l'Asie et de l'Afrique, avec l'histoire de la Révolution arrivée dans le royaume de Golconde, et quelques observations sur les vers à soye, deux vol., in 12, Paris, chez Ganeau et Cavelier, 1725. – La Conversion de l'Angleterre au christianisme comparée avec sa prétendue réformation, ouvrage traduit de l'anglois, Paris, chez Briasson, 1729, in 8. – Géographie physique, ou Histoire naturelle de la terre, traduit de l'anglois de M. Woodward, par Noguès Docteur en médecine. Avec la Réponse aux objections de M. le Docteur Camérarius ; plusieurs lettres écrites sur la même matière, et la distribution méthodique des fossiles, traduits de l'anglois, par le Père Niceron, Paris, chez Briasson, in-4°, 1735. – N. a laissé en manuscrit des Mélanges littéraires, deux vol. in-4°, des additions aux Mémoires (ms. 25632-25634, 25670)et quelques Sermons.

8. Bibliographie

B.Un., F.L., 1769 ; Q. ; D.O.A., N.B.G. – Chauffepié, Nouveau dictionnaire historique et critique, Amsterdam, La Haye, 1750-1756. – Nouveau Mémoires de l’abbé d’Artigny, Paris, Delubre, 1749-1756. – (Eloge) La quasi totalité des notices biographiques que l'on trouve sur N. utilisent l'éloge placé par l'abbé Goujet à la fin du t. XL des Mémoires ; contenant le témoignage de ses plus proches collaborateurs, il reste la source la plus sûre. – Mémoires de Trévoux, juil. 1726, juin 1727, févr. 1728, mars et nov. 1729, oct. 1730.

LE CLERC

Numéro

481

Prénom

Jean

Naissance

1657

Décès

1736

Jean Le Clerc est né à Genève le 29 mars 1657. Son nom est souvent orthographié «Leclerc». La forme latine utilisée par Le Clerc est «Joannes Clericus». Il a eu recours aux pseudonymes suivants : Liberius de Sancto Amore (Epistolæ Theologicæ, Theophilus Alethinus, Theodorus Gorallus, Théodore Parthase, Joannes Phereponus. Du côté paternel comme du côté maternel l'ascendance de L. est d'origine picarde. C'est à Beauvais que vivait au milieu du XVIe siècle son arrière-grand-père paternel, Georges Le Clerc.

2. Formation

L. fit à Genève d'excellentes études. Après sa scolarité au Collège, il s'inscrivit, en 1673, à l'Académie. Il y suivit des cours de philosophie et de théologie, puis obtint le 11 octobre 1678 un témoignage honorable (S. Stelling-Michaud, Livre du Recteur, (1559-1878), éd. S. Stelling-Michaud, Genève, Droz, 1966). Il subit à l'Académie l'empreinte du célèbre cartésien Jean Robert Chouet et du théologien Louis Tronchin. Ses thèses furent soutenues en compagnie de Jacques Bernard. Esprit vigoureux et indépendant, L. montre très tôt (et avec une certaine imprudence) le peu d'estime que lui inspire le climat intellectuel de sa ville natale. Il signe, certes, le Consensus Helveticus en 1680 pour obtenir la consécration pastorale, mais l'intransigeance dogmatique qui a été imposée à Genève par François Turrettini lui pèse. Il ne trouvera pas davantage à l'académie de Saumur (en 1680-1681) la liberté de penser qu'il recherche. La publication en 1681 à Saumur, chez H. Desbordes, des Epistolae Theologicae, va créer autour de L. une réputation de scandale qui le suivra partout et nuira sans aucun doute à sa carrière de théologien. Le sous-titre des Epistolae, «in quibus varii scholasticorum errores castigantur», dit assez où se situent les préoccupations théoriques du jeune savant imprégné de cartésianisme : il s'agit en somme de dépouiller le dogme de son mystère et de le soustraire aux controverses byzantines qu'affectionne l'époque. L'on notera que dès son séjour à Saumur, L. entre en relations épistolaires avec l'éminent théologien arminien qu'est Philippe van Limborch – lequel demeurera son ami. Esprit libre et d'une vaste érudition, véritable polyhistor, L. aura pour caractéristique remarquable de fort bien lire l'anglais. Il s'initie à cette langue dès son premier voyage à Londres, en avril 1682. Néanmoins il ne parviendra jamais à la parler convenablement et cet obstacle linguistique, qui lui rend la prédication très difficile, contribuera sans doute à lui barrer le chemin d'un bénéfice de l'Eglise anglicane (but qu'atteindront Pierre Allix, Pierre Du Moulin et Cornand de La Croze).

3. Carrière

L. quitte Genève en 1677 et voyage pendant trois ans. Il séjourne à Grenoble, puis à Saumur, où il suit les cours de l'Académie, et enfin à Londres (1682). Revenu à Genève après sept mois de séjour en Angleterre, il quitte définitivement sa patrie en 1683 pour s'établir à Amsterdam, où le séminaire Remonstrant lui confie une chaire de philosophie et d'hébreu. En 1712, succédant à son ami Limborch, il devient titulaire de la chaire d'histoire ecclésiastique. Il demeurera jusqu'à sa mort en Hollande.

4. Situation de fortune

Sur les moyens d'existence de L. l'on consultera la mise au point de Barnes. Le jeune L. est pauvre, et l'une des raisons de son voyage de 1682 à Londres est le désir de trouver en Angleterre une situation stable, c'est-à-dire d'être pensionné, à titre de prédicateur, de quelque riche diocèse anglican. Mais L. ne se rend pas tout de suite compte à quel point il est suspect d'arminianisme et même de socinianisme, c'est-à-dire d'hérésie. Il ne parviendra même pas à obtenir un ministère à l'Eglise de la Savoye. En 1691-1692, L. fait une nouvelle tentative, par l'intermédiaire de son ami John Locke, pour trouver quelque charge bien rémunérée en Angleterre : dans une lettre à Locke datée du 1er avril 1692, il écrit qu'il serait fort heureux d'obtenir une pension de cent livres sterling comme ministre dans une petite ville anglaise. L. essaiera une dernière fois, en sollicitant l'aide de Pembroke et de Burnet, de s'établir outre-Manche, mais sans plus de succès. Au prix du labeur écrasant que représentait la somme de ses trois activités de professeur au Séminaire Remonstrant, d'écrivain et de journaliste, L. parviendra à s'assurer une existence digne, mais – semble-t-il – sans jamais atteindre à l'aisance véritable. Après sa mort Marie Leti vendra la riche bibliothèque de son mari.

5. Opinions

Comme Bayle, L. a été mêlé à la plupart des grandes polémiques de son temps. Son rôle dans le mouvement des idées entre 1680 et 1725 a été important mais son œuvre a souffert d’un relatif discrédit : du reste les Philosophes se sont progressivement détournés d'un penseur qui leur paraissait à la fois trop cartésien et trop prisonnier des controverses théologiques de son temps. L'attitude de Voltaire est révélatrice : il y a loin de l'éloge du «fameux Le Clerc» que la VIIe Lettre philosophique rapproche de Locke et Newton, au jugement des plus réticents que formule le «Catalogue des écrivains français» du Siècle de Louis XIV. Il reste à écrire une biographie intellectuelle de L. qui restitue dans toute sa complexité une activité multiforme et inlassable. Maria Cristina Pitassi l'a esquissée avec son «Portrait scientifique de Jean Le Clerc», qui privilégie l'exégète vétérotestamentaire, le mythographe, l'historien de l'Eglise, et qui souligne l'originalité de sa méthode : elle repose sur l'emploi des instruments philologiques, sur une articulation précise des rapports entre critique et théologie, et vise inlassablement à fonder une épistémologie de la connaissance historique. Quelques ouvrages importants jalonnent l'itinéraire de L. : les Epistoaeæ Theologicae certes, mais surtout les Sentimens de quelques théologiens de Hollande, le Commentaire du Pentateuque (1693-1696), le traité De l'incrédulité (1696), l'Ars critica (1697), et enfin les Parrhasiana. La publication, en cours, de la correspondance complète de L. doit renouveler les perspectives sur l'œuvre. Les amitiés et les inimitiés de L. fournissent bien entendu des points de repère essentiels. Du côté des amis : le Père Bernard Lamy, rencontré lors du séjour à Grenoble, Philippe van Limborch, John Locke, Gilbert Burnet, Shaftesbury, et d'une manière générale les «Rationaux». Dans le champ de la polémique, où les affrontements font surgir un spectre affectif qui va de l'hostilité courtoise à la haine glacée, apparaissent tour à tour les Malebranchistes, Richard Simon, les ministres protestants français de Genève, Amsterdam et Berlin (surtout s'ils se montrent de stricte obédience calviniste), les journalistes de Trévoux, Nicolas Boileau-Despréaux, Bentley, et enfin Pierre Bayle. E. Labrousse, dans Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, a bien montré pourquoi, en dépit d'une formation intellectuelle très semblable, les deux hommes étaient peu faits pour s'entendre. La réfutation de Richard Simon qui est le sujet des Sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l'Histoire critique du Vieux Testament composée par le Père Richard Simon de l'Oratoire (Amsterdam, 1685), nourrira une polémique de quelque dix ans, par moments fort acrimonieuse. Parmi les détracteurs des journaux que publie L., citons : Pierre Bayle, Entretiens de Maxime et de Thémiste ou Réponse à ce que M. Le Clerc a écrit dans son dixième tome de la bibliothèque choisie contre M. Bayle (Rotterdam, 1707) ; Fontenelle, Suite de la Réponse à l'Histoire des oracles. Dans laquelle on réfute les objections insérées dans le treizième tome de la Bibliotèque [sic] choisie [...] (1708) ; Robert Jenkins, Remarks on some books lately published (Londres, 1709) ; Burmannus (Pierre Burman), Le Gazettier menteur, ou Mr. Le Clerc convaincu de mensonge et de calomnie (1710). Tout au long de cette Frühaufklärung complexe et confuse, secouée par la vague de fond qu'a lancée le Tractatus de Spinoza, L. a joué un rôle capital qu'il importerait de mieux apprécier. A travers Descartes c'est en fait contre «l'athée Spinoza» que Leibniz et son complice Pierre Daniel Huet vont rompre des lances. L. est très hostile à Spinoza, mais Huet, Abbadie, Le Vassor ou Dupin, en même temps qu'ils s'attaquent eux aussi à l'auteur du Tractatus, visent des cibles qui ont pour nom Jean Le Clerc ou Richard Simon. A l'arrière-plan, Newton, dont L., tout cartésien qu'il est, défendra avec talent le système, alors que d'autres cartésiens le combattront en arguant du caractère «scolastique» de la notion de force. Son cartésianisme foncier ne retiendra pas davantage L. de soutenir résolument l'Essai sur l'entendement humain. C'est un cartésianisme rénové qui parait le mieux définir la pensée de L.

6. Activités journalistiques

De janvier 1686 à décembre 1693, L. publia la Bibliothèque universelle et historique (À Amsterdam, chez Wolfgang, Wæsberge, Boom et Van Someren, 26 vol. in-12 dont un de Tables). C'est dans le numéro de juillet 1686 que paraît la Méthode nouvelle de dresser des recueils, le premier écrit de quelque importance qu'on puisse attribuer avec certitude à Locke. En janvier 1688, L. présente à ses lecteurs un «Extrait d'un livre anglais qui n'a pas encore paru, intitulé Essai philosophique concernant l'entendement» (p. 49-142). Il s'agit de l'abrégé que Locke a transmis à son ami en 1687 et que ce dernier a traduit. L'Essai sur l'entendement humain, que le philosophe hésitait à publier, a donc été présenté à «l'Europe savante» (où il va déclencher des polémiques acharnées) grâce à la hardiesse et à la perspicacité du journaliste. Pierre Bayle, on le sait, sera l'un des critiques de Locke.

Avec Larroque, Bernard et Barrin, L. collabora aux Nouvelles de la Républiques des Lettres dont la publication se poursuivit chez Desbordes jusqu'en avril 1689 après que Bayle en eut abandonné la rédaction (février 1687). Il revint au journalisme en 1703, puis en 1714, en publiant la Bibliothèque choisie pour servir de suite à la Bibliothèque universelle, par J. Le Clerc (27 t. in 12 plus un vol. de Tables, Amsterdam, 1703-1708) et la Bibliothèque ancienne et moderne («pour servir de suite aux Bibliothèques Universelle et Choisie»), par J. Le Clerc (Amsterdam, 1714-1726, 29 vol. in 12 dont un de Tables).

Rappelons que sur les 500 bibliothèques privées recensées par Daniel Mornet (Revue d'histoire littéraire de la France, 1910), 101 possédaient les journaux de L. L'étude de H.J. Reesink montre par ailleurs que dans la Bibliothèque universelle et historique 20% des recensions sont consacrées à des livres anglais. La Bibliothèque choisie se distingue par d'importants articles sur Locke et Burnet. Quant à la Bibliothèque ancienne et moderne, si elle marque son hostilité à Descartes, à Spinoza et à certains déistes anglais (Toland), elle se montre très favorable à Newton et à ses propagateurs. Elle doit donc être considérée comme l'un des principaux vecteurs du newtonianisme sur le continent. Hans Bots (Jean Leclerc as journalist) estime donc à bon droit que l'originalité du rédacteur des Bibliothèques vient de son intérêt très vif pour tout ce qui est anglais. L. prépare la vague d'anglomanie qui déferlera plus tard sur la France.

7. Publications diverses

L. a beaucoup écrit. Il a édité des ouvrages classiques, grecs et latins, annoté des auteurs modernes, abondamment disserté sur l'histoire civile et ecclésiastique. Il a apporté une contribution importante à la méthodologie critique, à la théologie rationnelle, à la critique biblique et à l'apologétique. Les positions prises par ce théologien cartésien font de lui un des acteurs essentiels de la scène philosophique du temps, même s'il n'atteint pas à l'acuité d'un Bayle. Donner la liste complète de ses oeuvres sortirait du cadre de cette notice. Dans l'état actuel des études clériciennes, l'on se reportera aux bibliographies que comportent les ouvrages suivants : Barnes A., Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres, Paris, Droz, 1938. – Haag E, art. «Le Clerc». – Pitassi M.C., Entre croire et savoir. Le problème de la méthode critique chez Jean Le Clerc, E.J. Brill, Kerkhistorische bijdragen XIV, Leiden, 1987. – Schosler J., Bibliographie des éditions et des traductions d'ouvrages philosophiques et particulièrement des écrivains obscurs, 1680-1800 (Etudes romanes, 22), Odense University Press, 1985.

8. Bibliographie

Biographie, correspondance de L. : Parrhasiana, Joannis Clerici [...] vita et opera, Quaestiones sacrae, praefatio. – Barbeyrac J., dans le t. XVI de la Bibliothèque raisonnée, avril-juin 1736 : «Eloge historique de feu Mr Jean Le Clerc». – Barnes A., Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres, Paris, Droz, 1938. – Golden S. A., Jean Le Clerc (Twayne's World authers series n° 209), New York, Twayne, 1972. – Le Clerc Jean, Epistolario; éd. Mario Sina, Firenze, Olschki, 1987. – Bellemare P. et Raynor D., «Berkeley's Letters to Le Clerc (1711)», summer, 1989.

Cior 17, Conlon. – Sebba G., Bibliographia cartesiana. A Critical Guide to the Descartes literature, 1800-1960, La Haye, 1964.

L'arrière-plan politique et idéologique : La Pensée religieuse et la civilisation du XVIIe siècle en France, Actes du Colloque de Bamberg, Paris, Seattle, Tübingen, Biblio 17, 1984 (voir communication de R. Zuber). – Horizons européens de la littérature française au XVIIe siècle, Actes du Colloque organisé par le Centre méridional de rencontre sur le XVIIe siècle, Tübingen, 1988 (voir communications de H. Bots et H. Hillenaar). – La Diffusion du savoir de 1610 à nos jours, Actes du 105e Congrès national des Sociétés savantes, Caen, 1980. – «Französische Literatur im Zeitalter der Aufklärung», Analectica Romana, Frankfurt/Main, 1983. –Bots H. et De Vet J. , «La notion de tolérance dans la Bibliothèque ancienne et moderne (1714-1787)», Lias, t. X, 1983. – Ligota C., « Der apologetische rahmen des Mytheandeutung in Frankreich des 17.Jahrhunderts », Mythographie des frühen Neuzeit, éd. W. Killy, Wiesbaden, 1984. – Dix-Septième Siècle, 37/147, Paris, 1985 (art. de A. McKenna, G. Malbreil, J.R. Massimi, G. Rodis-Lewis, etc.). – Zeitschrift für Katholische Theologie, 103, Wien, 1981 (F.J. Niemann, «Fundamentaltheologie im 17. Jahrhundert»). –Janssens G.A.M. and Aarts F.G.A.M. (éd.), Studies in Seventeenth-Century English literature, history and bibliography, Amsterdam, 1984 (étude de Hans Bots, «J. Leclerc as Journalist of the Bibliothèques. His contribution to the Spread of English learning on the Europeen continent»).

Synthèses, études, réactions : Bertelli S., Erudizione e storia in Ludovico Antonio Muratori, Naples, 1960. – Giuntini C., Panteismo et ideologia repubblicana. John Toland, 1670-1722, Bologna, 1979. –Brucker J.J., Historia critica philosophiae, Leipzig, 1743. – Guéroult M., Dianoématique : histoire de l’histoire de la philosophie,t. 1, En Occident : des origines jusqu’à Condillac, Paris, 1984. – Labrousse E., Inventaire critique de la correspondance de Bayle, Paris, 1961. – Id., Pierre Bayle, t. II, Hétérodoxie et rigorisme, La Haye, 1964. – Leibniz G.N., Sämtliche Schriften und Briefe, Akademie-Ausgabe, Berlin, 1970-1972. – Pitassi M.C., Entre croire et savoir. Le problème de la méthode critique chez Jean Le Clerc, Leiden, 1987. – Rétat P., Le Dictionnaire de Bayle et la Lutte philosophique au XVIIIe siècle, Paris, 1971. – Id., Le Journalisme d'Ancien Régime, P.U. de Lyon, 1982. – Sciacca G.M., Scetticismo cristiano, Palermo, 1968. – Simonutti L., Arminianesimo e tolleranza nel Seicento olandese. Il carteggio Ph. van Limborch, J. Le Clerc, Firenze, 1984. – Vernière P., Spinoza et la Pensée française avant la Révolution, Paris, 1954 ; Genève, 1980. – Zimmerman J.J., Opuscula theologici, historici et Philosophici argumenti, Zurich, 1757.

Autour des Bibliothèques : Dix-septième Siècle, 1983, «De la lettre érudite au périodique savant».– Horizons européens de la littérature française au XVIIe siècle, Tübingen, 1988, contributions de H. Bots et H. Hillenaar : «La Bibliothèque universelle et historique (1686-1693)» ; L. Desgraves : «Le rôle des imprimeurs et des éditeurs protestants émigrés, hors de France, dans la circulation des oeuvres». – Arend E., Bibliothèque : guestiger Raum eines Jahrhunderts, Bonn, Romanisticher Verlag Jakob Hilles, 1987. – Reesink H.J., L'Angleterre et la Littérature anglaise dans les trois plus anciens périodiques français de Hollande de 1684 à 1709, Paris, 1931. – Schosler J., La Bibliothèque raisonnée (1728-1753) : les réactions d'un périodique français à la philosophie de Locke au XVIIIe siècle, Odense U.P,1985. – Id., «Jaquelot et Le Clerc juges de la critique de Locke par Bayle», Actes du 9e Congrès des romanistes scandinaves, Helsinki, 1986.

LA BRUNE

Numéro

433

Prénom

Jean de

Naissance

?

Décès

1743?

Né dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à Privas selon Haller (Ecrivains de la Suisse) ; le détail est certainement exact : Jean de La Brune est originaire du Vivarais comme son ami Paul Reboulet, qui l'accompagnera dans son voyage en Suisse.

3. Carrière

L. est-il ce «Jean La Brune» dont P. Gachon (Quelques préliminaires) nous dit qu'en 1683 les cultes étaient suivis «à Cournonterral, chez la Présidente des Vignolles» par un groupe de protestants de Montpellier? En 1690 le même pasteur La Brune projètera de revenir clandestinement de Hollande en France avec le pasteur Dautun. Selon l’E.C., L. est appelé après la révocation de l'Edit de Nantes comme pasteur à Bâle (le Voyage en Suisse montre qu'il connaît bien cette ville) ; il quitte Bâle pour les Pays-Bas et devient pasteur de l'église wallonne de la garnison de Tournai (Hainaut) ; il se réfugie enfin à Schoonoven (Sud-Hollande) pour y exercer son ministère, sans doute là aussi dans une église wallonne. Si les dates manquent, le Voyage en Suisse fournit quelques points de repère pour les années 1685-86. L. et Reboulet donnent l'itinéraire suivant : Genève, Lausanne, Berne, Soleure, Bâle, Schaffhouse, Stein-am-Rhein, Constance, Zurich, Berne, Neuchâtel. La dédicace de la première partie - «A Monsieur Lullin, Conseiller d'Etat de la République de Genève»- est datée par L. de «Heidelberg ce 15 de juillet 1686» ; était-il déjà en route pour les Pays-Bas? Dans ce cas son séjour à Bâle eût été des plus brefs, et l'on devrait plutôt admettre qu'il y a exercé son ministère avant même 1685, un certain nombre de pasteurs, notons-le, ayant été chassés de France dans les années précédant la révocation de l'Edit de Nantes. Si le renseignement fourni par Adelung est exact, L. se trouvait encore à Tournai vers 1718, lorsque parurent les Mélanges historiques. Il mourut vers 1743 (B.Un.).

6. Activités journalistiques

L. a été un des rédacteurs du Mercure historique et politique, Parme et La Haye, 1687-1779, in-12 (D.P.1 940). Il n'aurait participé qu'aux volumes parus entre juin 1695 et juin 1710.

7. Publications diverses

Voyage en Suisse, relation historique contenue en douze lettres écrites par les sieurs Reboulet et La Brune à un de leurs amis de France, Marbourg, 1685, in-12 ; 2e éd., augm., La Haye, 1686, 2 t. en 1 vol. in-12. – Morale de Confucius, Amsterdam, 1688, in-8°. L'attribution à L. est faite par Jacques Bernard dans les Nouvelles de la République des Lettres, sept. 1710. La B.Un. renchérit et fait de L. l'auteur de la Lettre sur la Morale de Confucius, Paris, 1688. Barbier (E.C.) est d'un tout autre avis ; selon lui, la Morale de Confucius est «un abrégé du grand ouvrage des P.P. Intorcetta et Couplet, intitulé Confucius Sinarum philosophus, etc. Placcius, dans son Theatrum Anonymorum, semblait l'attribuer au P. Couplet. Jacques Bernard, analysant Placcius, dans le mois de septembre de la République des Lettres de 1710, le relève et affirme que l'auteur de la Morale de Confucius est L. Malgré cette assertion, la préface, qui est écrite avec beaucoup de modération, et bien plus dans les principes du catholicisme que dans ceux du protestantisme, porterait à croire que cet abrégé est réellement du président Cousin ; mais l'on ne peut dire la même chose de la Lettre sur la Morale de Confucius : elle est signée des lettres initiales S.F.***, qui sont indubitablement celles de Simon Foucher, chanoine de Dijon, comme le reconnaît la B.Un. elle-même à son article. Cette lettre, revêtue de l'approbation du président Cousin, parut à Paris pour la première fois ; dans plusieurs réimpressions, sous le titre d'Amsterdam, elle se trouve tantôt en tête, et tantôt à la suite de la Morale de Confucius». Ajoutons que la Morale de Confucius a eu plusieurs rééditions : Paris, Valade, 1783, in-12 ; Paris, Caille et Ravier, 1818, in-12 ; Paris, E. Legrand, 1844, in-8°. – La Vie de Charles V, duc de Lorraine et de Bar, Amsterdam (J.Garrel), 1691, in-12 ; «ouvrage estimé» (N.B.G.) ; 2e éd., ibid., in-12, portr. et front. gravés ; 3e éd., ibid., 1691. Voir l'Histoire des ouvrages des savants, oct. 1690, p. 77-80, et le Journal des savants, 26 nov. 1691, p. 446. – Mémoires pour servir à l'histoire de Louis de Bourbon, prince de Condé, Cologne [Amsterdam], P Marteau, 1693, 2 vol. in-12, portr. ; 2e éd., 1693 (ibid., 2 vol. in-12, portr.). Voir Bibliothèque universelle et historique, mars 1693, p. 222-223, et juin 1693, p. 481-491, ainsi que l'Histoire des ouvrages des savants, févr. 1693, p. 284. – Histoire de la vie de Louis de Bourbon, prince de Condé, Cologne, R. Lenclume, 1693, 2 vol. in-12 ; 2e éd. en 1694 (ibid., 2 t. en 2 vol. in-12) ; 3e éd. en 1694, Cologne, P. Marteau, 2 vol. in-8° ; 4e éd. (ibid., 1694, 2 t. en 1 vol. in-8°). – Relation de la campagne d'Irlande en 1691 (signée «De la Brune»), Amsterdam, J. Garrel, 1693, in-12, portr. et tables. – Traité de la justification, par J. Calvin, traduit du livre de son Institution chrétienne, Amsterdam, 1693, in-8° ; 2e éd., ibid., Kuiper, 1705, in-12. – Mélanges historiques recueillis et commentés par M***, Amsterdam, 1718, in-12. – Histoires du Vieux et du Nouveau Testament, en vers, avec des remarques, Amsterdam, 1731, in-8° ; «cet ouvrage avait paru dès 1705, dans l'Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament de Basnage, in-folio» (E.C.). – Entretiens historiques et critiques de Philarque et de Polidore, sur diverses matières de littérature sacrée, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1733, 2 vol. petit in-8°. – Méthode que l'on pratique à l'hostel des Invalides pour guérir les soldats de la vérolle, Paris, impr. de F. Muguet, s.d., in-4°, 13 p. ; rééd., s.l.n.d., in-12, 23 p.

8. Bibliographie

Cat.B.N., N.B.G., B.Un., Haag. – Conlon P.M., Prélude au siècle des Lumières en France, Paris-Genève, 1970, t. I. – (E.C.) Barbier A., Examen critique et complément des dictionnaires historiques les plus répandus, t. 1er (A-J), seul publié, Paris, 1820. – Gachon R., Quelques préliminaires à la Révocation de l'Edit de Nantes en Languedoc, Toulouse, 1899. – Adelung J.C. et Rotermund H.W., Fortsetzung und Ergänzungen zu […]Jöcher Allgemeinem Gelerhten-Lexicon, Leipzig, 1784. – Haller, Ecrivains de la Suisse.

DEYVERDUN

Numéro

239

Prénom

Jacques

Naissance

1734

Décès

1789

Jacques Georges Deyverdun est né à Lausanne «au commencement d'octobre 1734» (Montet) ; il est mort «aux bains d'Aix, en Savoie, le 4 juillet 1789». Il y a lieu de donner la préférence à l'ouvrage de Montet (qui cite par mises sources l'Etat Civil de Lausanne et le Journal de Lausanne du 25 juil. 1789) sur d'autres dictionnaires biographiques, en particulier N.B.G. dont la notice contient des inexactitudes. Fils de Samuel Deyverdun et de Madeleine Teissonière (Montet).

2. Formation

Peu de choses précises sur la formation de D. Il a dû recevoir une bonne éducation. Dans son autobiographie, Gibbon décrit la gigantesque somme de lectures classiques qu'il s'est imposée à Lausanne entre juillet 1753 et mars 1755, et sur laquelle va reposer sa culture d'historien ; ce programme pantagruélique est exécuté grâce au concours actif de D. : «Mr Deveyrdun, my friend, [...] had joyned with equal zeal, though not with equal perseverance, in the same undertaking. To him every thought, every composition, was instantly communicated ; with him I enjoyed the benefits of a free conversation on the topics of our common studies » (Memoir B, p. 139-140). Il s'agit en fait de la naissance d'une profonde complicité intellectuelle ; un peu plus loin dans le même recueil, Gibbon écrit ; «Mr George Deyverdun, of Lausanne, was a young Gentleman of high honour and quick feelings, of an elegant taste and a liberal understanding : He became the companion of my studies and pleasures ; every idea, every sentiment, was poured into each other's bosom » (Memoir C, p. 238). D. appartient à la société cultivée de Lausanne, qui vers le milieu du siècle va devenir plus réceptive aux influences germaniques, contribuant ainsi à la formation de cet «helvétisme» qu'étudie G. de Reynold (Histoire littéraire de la Suisse) ; il a donc pu tirer de ses études et de son milieu culturel une connaissance de l'allemand que renforcera son long séjour en Prusse et à laquelle le même Gibbon rend hautement hommage (à propos d'une tentative avortée d'écrire «L'histoire des révolutions de la Suisse») : « in the perfect acquaintance of my friend with the German language found the key of a more valuable collection. The most necessary books were procured ; he translated for my use the folio volume of Schilling, a copious and contemporary relation of the war of Burgundy, we read and marked the most interesting parts of the great chronicle of Tschudi ; and by his labour, or that of an inferior assistant, large extracts were made from the History of Lauffer and the Dictionary of Leu». Dans une note du Memoir E, Gibbon ajoute Stetler à cette liste (p. 301) ; cf. Memoir D, p. 407-408. Au reste, D. lui-même, dans les «Observations du Traducteur sur Werther», ne se fait pas faute d'affirmer sa supériorité sur ses confrères les traducteurs. Ses dons de linguiste lui permettent de maîtriser l'anglais pendant son séjour à Londres (1765-1769) et au contact de Gibbon ; là encore les compliments de ce dernier sont éloquents : D. ayant choisi de consacrer le deuxième article du 1er volume des Mémoires littéraires de la Grande Bretagne (M.L.G.B.) à la traduction d'un «Nouveau Guide de Bath», Gibbon livre le commentaire suivant : «The next specimen was the choice of my friend, The Bath Guide, a light and whimsical performance, of local and even verbal pleasantry, I started at the attempt ; he smiled at my fears : his courage was justified by success, and a master of both languages will applaud the curious felicity with which he has transfused into French prose the spirit, and even humour, of the English verse» (Memoir C, p. 279). Notons enfin que D. ignore tout autant que Gibbon les sciences exactes : cf. la lettre que Gibbon écrit le 19 octobre 1767 à G.L. Scott, disciple d'Abraham Moivre, pour lui proposer de collaborer, avec D. et lui-même, à un journal (qui sera M.L.G.B.) : « We were however both very conscious that [...] there was one of the principal walks which we were peculiarly strangers to, that of the physical and mathematical sciences» (Miscellaneous works, t. II).

3. Carrière

D. réside dans sa ville natale jusqu'en 1761 ; à cette date il part pour la Prusse. Cf. Gibbon (Memoir C, p. 272) : « About three years after my first departure he had migrated from his native lake to the banks of the Oder in Germany ». D. est précepteur du petit-fils du margrave de Schwedt, qui appartient à la famille royale de Prusse. Il occupe cette charge jusque vers 1765, époque à laquelle un amour malheureux le conduit à quitter l'Allemagne. Gibbon avait tenté en vain de se faire accompagner de D. lors de son voyage en Italie. D. rejoint alors Gibbon qui est de retour à Londres ; il fréquente la maison de campagne de son ami à Buriton. Gibbon lui procure - non sans de grandes difficultés - un emploi dans les bureaux du secrétaire d'Etat, sous les ordres de Hume, après avoir en vain tenté de le faire entrer comme précepteur dans une riche famille. L'activité de journaliste de D. occupe les années 1767-1769. En 1769 - et alors que sont réunis les matériaux d'une 3e livraison des M.L.G.B. - D. obtient (grâce à la recommandation de Gibbon) le poste de précepteur de Sir Richard Worsley, fils du lieutenant-colonel sous les ordres de qui Gibbon a servi dans la milice (Memoir D, p. 409). D. et son élève partent immédiatement pour les pays du continent. Précepteur de plusieurs autres jeunes aristocrates (Lord Chesterfield, Lord Middleton et Alexander Hume, selon Gibbon, op. cit.), D. passe plusieurs années à voyager en Europe. Dans l'intervalle de chacun de ces «tours», il réside chez Gibbon, à Londres même (Memoir D). Il s'établit enfin à Lausanne, retour d'Italie (voir lettre à Gibbon, datée de Strasbourg, le 10 juin 1783) en 1772 (D.H.B.S.), et y passera la majeure partie du temps qu'il lui reste à vivre, sans exercer aucun métier.

4. Situation de fortune

D. manquera d'argent jusqu'à son retour définitif à Lausanne. C'est entre autres raisons la gêne financière qui le pousse à partir pour la Prusse ; cf. Gibbon, Memoir C : « The res angusta domi, the waste of a decent patrimony by an improvident father, obliged him, like many of his countrymen, to confide in his own industry ». Ce patrimoine dissipé par un père imprévoyant, D. ne le retrouvera - en partie -qu'à la fin de son existence. Il est attiré à Londres par la perspective d'une situation rémunératrice (Memoir C). Gibbon lui-même ne peut le secourir : « I bitterly felt the want of riches and power, which might have enabled me to correct the errors of his fortune» (loc. cit.). Le dernier des élèves de D., Alexander Hume, lui sert une pension à partir de 1771-1772, à quoi vient s'ajouter l'héritage d'une tante. Dans la longue lettre écrite à Gibbon en juin 1783 de Strasbourg, D. détaille les aménagements qu'une aisance retrouvée lui a permis d'apporter à la demeure familiale d'Ouchy. Gibbon, qui forme le projet de s'installer chez son ami, lui propose un marché : « vous me logez, et je vous nourris » (lettre de Gibbon à D., 24 juin 1783, dans Miscellaneous works). Dans une autre lettre, D. estime qu'il en coûtera à Gibbon «de 20 à 30 Louis par mois, plus ou moins» (Miscellaneous works, lettre CLXXII) ; celui-ci se déclare un peu déçu (lettre datée de «Sheffield-place, le 31 juillet 1783»). Gibbon par son testament lègue à D. les intérêts d'une somme de 4000 £ et les ouvrages imprimés de sa bibliothèque (en stipulant qu'ils reviendront à la bibliothèque publique de Lausanne après la mort de D.). Mais D. meurt avant Gibbon ; il laisse à son ami la possibilité soit d'acheter la maison et le jardin, soit de les posséder durant sa vie (ou bien en versant une somme globale donnée, ou bien en servant une rente à un héritier). Des obstacles juridiques dissuaderont Gibbon d'accepter le bénéfice de ce legs (Memoir E, «Death of M. Deyverdun»).

5. Opinions

Les lettres de D. qui ont été publiées sont surtout celles qu'il a adressées à Gibbon ; sans doute y en a-t-il d'autres dans les archives lausannoises. Au contraire de son ami Gibbon, qui admire Voltaire et n'aime pas Rousseau, D. est une âme sensible ; voir la «Préface du Traducteur» à son édition de Werther. D. aime le théâtre anglais, et particulièrement Shakespeare, qu'il connaît fort bien. A Londres, Gibbon lui fera rencontrer Garrick. Du reste Gibbon vante cette culture théâtrale dans sa lettre au mathématicien G.L. Scott (op. cit.) ; voir aussi M.L.G.B.

De retour à Lausanne, D. participe aux activités des académies et sociétés de pensée ; voir G. de Reynold : «Suzanne Curchod avait alors fondé, avec quelques étudiants en belles-lettres et quelques < proposants > une Académie des Eaux qu'elle présidait du haut d'un trône de verdure [...]. Plus tard, lorsqu'en 1763 Gibbon se hasardera à revenir à Lausanne, il y retrouvera une Société du printemps [...] : on y jouait aux cartes et surtout au théâtre». D. fonde lui-même, et dès 1772, sa propre académie : «Plusieurs étrangers retenus à Lausanne par les agréments de la société se réunissaient à des Lausannois, amis des Lettres, et entraient dans la Société Littéraire que Mr Deyverdun, l'ami de Gibbon, fondait à Lausanne en 1772. Au nombre de ces étrangers on compte des noms connus dans les lettres. Ainsi : l'abbé Raynal, le célèbre auteur de L’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans l'Afrique ; Mr Servan, avocat-général au Parlement de Grenoble, [...] ; MM. Hope, Smith, le docteur Gillies, le prince Golitzin, de Marignan, Varnède, le comte d'Hoyen (A. Verdeil, Histoire du Canton de Vaud, Lausanne, 1849-1852, t. III). D. a donc contribué à la formation de ce milieu libéral et cosmopolite où l'on retrouvera les Crousaz, les Constant de Rebecque, Necker, Mme de Charrière, etc. Il facilite les débuts de Bridel : « Ce fut Deyverdun qui introduisit Bridel dans les salons les plus fermés et le poussa dans la carrière des lettres. Il lui fit connaître l'illustre et prétentieux Gibbon» (Reynold).

6. Activités journalistiques

Mémoires littéraires de la Grande Bretagne, 1768-1769 (D.P. 1 900). Œuvre commune de D. et de Gibbon : ce dernier dit dans son autobiographie qu'il est impossible de distinguer les contributions ; il précise toutefois que l'article 2 du t. I sur Le Nouveau Guide de Bath est de D. La «Réponse de l'Auteur» à la «Lettre de Mr de S... à l'Auteur des Mémoires Littéraires de la Grande Bretagne» est manifestement aussi de sa plume (t. II). Le dessein des deux journalistes est exposé par Gibbon dans sa lettre à G.L. Scott (ibid.). Un «Avis au Lecteur» le précise : «L'Angleterre eut, pendant quelques années, un Journal qui a mérité les applaudissements de l'Europe. Le Public ne cesse de regretter le Journal Britannique ; nous essayerons de le remplacer, sans espérer de l'égaler». D. et Gibbon (qui, notons-le, manie parfaitement le français) se proposent donc de suivre les traces de Maty. D. et Gibbon proscrivent les longs extraits érudits des «Bibliothèques». Dans le t. II («Pour l'An 1768»), D. a fait la recension des «Doutes Historiques, par Mr Horace Walpole», des « Réflexions sur les Doutes Historiques, par Mr D. Hume », de la «Vie du Lord Herbert de Chirbury [sic], par lui-même», des «Voyages de Sentiment en France et en Italie, par Mr Yorick» (Sterne), de la «Relation de l'Isle de Corse, etc.. par Mr J. Boswell» et enfin de 1'« Histoire et Etat présent de l'Electricité, par Joseph Pristly [sic]». L'Article VII («Spectacles») est très développé. D. cite longuement les pièces anglaises qui lui paraissent bonnes : article intéressant pour l'étude de la fortune du théâtre anglais sur le continent, tout autant que l'Article VIII l'est pour l'accueil de la peinture anglaise. L'Article IX est consacré à une «Lettre de Mr de S... à l'Auteur des Mémoires Littéraires de la G.B. ». Elle contient des compliments et des critiques ; parmi ces dernières, « L'Auteur» (D.) relève, dans sa «Réponse», celle qui vise ses jugements «un peu trenchans et épigrammatique» : «Je me rendrois, écrit-il, plus facilement, Mr à vos objections contre ma Notice Littéraire, aussi vous verrez que j'ai beaucoup étendu mes jugemens. Je vous prie cependant d'observer, qu'outre la monotonie qui s'ensuivroit nécessairement du choix exclusif des bons Ouvrages, pour bien peindre un objet, il ne suffit pas d'en montrer les beaux côtés. D'ailleurs il faut instruire les Etrangers, qui sont souvent éblouis par des Titres captieux (les Anglois étant les premiers des Charlatans dans ce genre. Par exemple si j'étois Anglois, voici quel seroit le Tître de mon Ouvrage : «Mémoires sur les Sciences, la Littérature, le Théâtre tant Tragique que comique, les Beaux Arts, les Arts méchaniques, les Mœurs, Usages et Coutumes, etc.. etc.. etc.. de la Nation Angloise. Ouvrage qui tiendra lieu aux Etrangers d'une Enciclopédie, et qui renferme d'une manière très-neuve et très-curieuse tout ce qu'il y a d'utile, d'intéressant et d'agréable dans l'Empire Britannique, etc.. etc.. etc..»).»

7. Publications diverses

Divers « mémoires » restés inédits : D. a fourni entre autres un certain nombre d'articles, anonymes ou signés «D...», aux Etrennes helvétiennes de Bridel publiées à Lausanne dès 1782 et réunies plus tard sous le nom de Conservateur ; ces articles figureront dans le 1.1 des Mémoires helvétiques (G. de Reynold ; D.H.B.S. ; B.Un. ; N.B.G.). – Trad. de Werther ; «Werther - Traduit de l'Allemand. A Maestricht chez Jean-Edme Dufour et Philippe Roux, Imprimeurs et Libraires  associés. 1776, in-12 - 2 parties» ; traduction suivie de «Observations du Traducteur sur Werther, et sur les Ecrits publiés à l'occasion de cet Ouvrage». – Caroline de Lichtfield, de Mme de Montolieu, «Publié par le Traducteur de Werther», A Dublin, chez Luc White, 1786. La baronne de Montolieu, fille du doyen Polier de Bottens, est un bas-bleu sans génie dont la sentimentalité profuse a nourri une centaine de romans. Cf. Sayous, t. II, chap. 15 : «Cet ouvrage qui a fait verser tant de douces larmes, était tiré d'une nouvelle allemande. Le titre le disait, mais on ne l'en crut point et la jeune femme eut tout l'honneur de son succès bientôt populaire. Elle le méritait, car rien n'y faisait sentir la traduction. Mme de Montolieu, qui ne savait point l'allemand, quoiqu'elle ait publié depuis une centaine de volumes traduits de cette langue, n'avait guère emprunté à l'original, qui lui avait été lu par d'Eyverdun, que l'idée de son conte [...]. Le talent littéraire de Mme de Montolieu est a peu près nul ». Quelle part D. a-t-il prise à la composition de ce roman ?

8. Bibliographie

B.Un. ; N.B.G. – Montet A. de, Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois qui se sont distingués dans leur pays ou à l'étranger par leurs talents, leurs actions, leurs œuvres littéraires ou artistiques, Lausanne, 1877. – (D.H.B.S.) Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, t. II, Neuchâtel, 1924. – Sayous P.A., Le Dix-huitième siècle à l'étranger, Paris, 1861. – The Autobiographies of Edward Gibbon, London, John Murray, 1896 (contenant cinq mss de l'autobiographie de Gibbon : Memoirs A, B, C, D, E). – The Miscellaneous works of Edward Gibbon, Esq., edited by John, Lord Sheffield, London, 1814 (t. I et II). – Reynold G. de, Histoire littéraire de la Suisse : le doyen Bridel (1757-1845) et les origines de la littérature suisse romande, étude sur l'helvétisme littéraire au XVIIIe siècle, Lausanne, 1909. – Bonnard G.A., L'Importance du deuxième séjour de Gibbon à Lausanne, Lausanne, 1944. – Le Journal de Gibbon à Lausanne, éd. G.A. Bonnard, 17 août 1763 - 19 avril 1764, U. de Lausanne, t. VIII, 1945. – Beer Gavin R. de, Bonnard G.A. et Junod L., Miscellanea Gibboniana, U. de Lausanne, t. X, 1952. – Craddock P.B., «Gibbon's choice of Lausanne, 1783-1794», Studies in eighteenth-century culture, t. XVIII, 1988. – Id., Young Edward Gibbon : gentleman of letters, Baltimore, 1982. – Craddock P.B. et Huff M.C, Edward Gibbon : a reference guide, Boston, 1987. – Starobinski J., «Gibbon et la défense de l'érudition», dans Le Statut de la littérature : mélanges offerts à Paul Bénichou, éd. M. Fumaroli, Genève, 1982.

CORNAND DE LA CROSE

Numéro

193

Prénom

Jean

Naissance

1661

Décès

1705

Jean Cornand est né à Grenoble en 1661 (Critique), de Gaspard Cornand, avocat au Parlement de Grenoble, et d'Olympe Bozonnier (B.V. Grenoble, ms. R 3294 et R 8676 cités dans D.B.F.).

2. Formation

C. s'inscrit à la faculté de théologie de Genève le 23 novembre 1681 ; il semble qu'il se soit rendu suspect assez tôt car le témoignage honorable lui est refusé le 2 juin 1682; il est censuré le 9 juin suivant pour «refus de lire» (Stelling-Michaud, t. III, art. «Cornand»). La Critique des Ouvrages de M. Le Grand fait allusion, à un épisode de l'année 1681 au cours duquel C. a été accusé, à Lyon, de menées séditieuses : «On le mit en prison à Lyon le 23 de juin 1681, qu'il avait à peine 20 ans, et on le laissa longtemps au milieu d'une troupe de criminels, d'où enfin l'argent et les sollicitations de ses parents et de ses amis, dont plusieurs étaient Cath. Romains, le tirèrent quatre mois et demi après». Il s'agit alors d'un manuscrit protestant intitulé: «Les devoirs de l'Eglise, ou les motifs de la conversion du P. Sanson, Recol­let». On ne connaît rien des relations de C. à cette époque, mais il a pu connaître J. Le Clerc à Grenoble en 1678-1679 -Le Clerc étant alors précepteur du fils aîné de M. Sarrasin de La Pierre, conseiller au Parlement de Grenoble - ou à Genève, où Le Clerc arrive au printemps de 1680.

C. sait le latin, le grec, l'hébreu, lit et écrit l'anglais et le néerlandais ; il a de bonnes connaissances en mathématiques.

3. Carrière

C. se rend en Hollande vers juillet 1682. Suite à l'incident de Lyon, il a en effet été condamné à une « espèce de bannisse­ment civil» (Critique); de Genève, il se retire en Hollande «sept ou huit mois après» (ibid.), c'est-à-dire peu après la censure de la faculté de théologie. En 1684, il est à Zwolle où se rassemblent les réfugiés venus par la route (Memoirs for the ingenious, lettre 47, sept. 1693). Lors de la Révocation, il se décide à accepter le droit de bourgeoisie hollandaise. Il voyage en Hollande, en Allemagne, imprime à Francfort-sur-le-Main la Lettre écrite à Francfort par un homme destitué de passion (1686), puis revient en Hollande pour collaborer à la Bibliothèque universelle. Après sa brouille avec Le Clerc, il passe en Angleterre, soit dans les premiers mois de 1689: «au commencement de l'année passée», écrit-il dans l'aver­tissement de la Critique (publiée en 1690). Un passeport est accordé le 23 mai 1689 à un «La Crose»; nombreux sont alors les émigrants qui songent à s'installer en Angleterre où Guillaume III vient d'accéder au trône. Entre février 1692 et août 1693, C. loge à Londres chez «Mr Fage, a Turner, in Play-House-Yard, Blackfriars» (The Works of the learned, févr. 1692). Il est admis dans l'Eglise anglicane et signe les Memoirs for the ingenious (août 1693): «J. de la Crose, Eccl. Angl. Presb. ». Le registre des Ordinands conservé à la Guild-hall Library de Londres révèle que «John de la Crose», de Grenoble, a été ordonné diacre le 5 avril 1690 et prêtre le 9 avril ; mais rien ne prouve qu'il ait été pensionné du diocèse de Londres (ms. 9535/3. p. 61).

4. Situation de fortune

Il ne figure pas sur la liste des «assistés de la bourse française» de Genève en 1681-1682. Par ses écrits de cir­constance et ses flatteries, il semble avoir recherché l'aide de Guillaume III et de Marie. En janvier 1692, il vend les droits de The Works of the learned au libraire et journaliste John Dunton, dont le nom figure le 22 février 1692 sur les registres de la Stationer's Company (voir aussi Athenian Mercury, t. VI, préface).

5. Opinions

C. est surtout connu par une querelle retentissante avec Jean Le Clerc. Celui-ci résume ses griefs dans la préface de la Bibliothèque universelle et historique, t. XXI, 2e part. On ne sait pas ce que Le Clerc entend par les «desseins chimériques» de C, ou «les autres fautes qu'il a commises» ou «un côté qui lui fait peu honneur», mais C. semble avoir été instable, opportuniste et parfois peu scrupuleux. Protestant convaincu, il célèbre dès 1684 la politique des Etats Généraux {Chants de triomphe). Lors de la «querelle de la prise de Bude» en 1686, il prend vivement à partie la propagande française du «bourgeois de Cologne» (cf. Description historique de la glorieuse conqueste de la Ville de Bude, Cologne, Jean-Jacques Le Jeune, 1686; ire, 2e et 3e Lettre d'un bourgeois de Cologne à un ami sur la prise de Bude et sur les autres affaires présentes, Cologne, P. Marteau, 1686, lettres datées du 14 sept., 30 sept, et 10 nov. 1686) et réplique par sa Lettre écrite à Francfort par un homme destitué de passion (1686).

C. s'est intéressé au quiétisme et met à profit la curiosité provoquée dans les milieux réformés par ce que dit de Molinos Gilbert Burnet dans ses « Voyages » (publiés avec grand succès au début de 1687), d'où les Trois lettres touchant l'état présent d'Italie, «supplément aux lettres du docteur Burnet», et le Recueil de diverses pièces concernant le quiétisme et les quiétistes (1688). C. réhabilite le mysticisme; le système de Molinos, comparé curieusement à celui de Descartes, «tend à la des­truction du Papisme».

A la suite de Burnet qu'il a rencontré aux Pays-Bas en mai 1686, C. s'attache au «parti orangiste». Il prend le parti de Burnet dans ses controverses avec Varillas et avec le jésuite Joachim Le Grand, auteur d'une Histoire du divorce de Henry VIII (voir la Critique). Il abandonne pourtant Burnet après la condamnation de The Pastoral care (1692 ; brûlé par la main du bourreau le 25 janv. 1693): voir les Memoirs for the ingenious, t. I, n° 8, lettre 31. Soucieux d'obtenir l'ordination anglicane, C. cherche en effet à se démarquer des déistes et des sociniens de Hollande, et à faire oublier sa compromettante collaboration avec Le Clerc, qu'il n'ose toutefois attaquer directement : voir The Works of the learned, nov. 1691, Memoirs for the ingenious, t. I, n° 8, sept. 1693. Ce dernier ouvrage semble avoir eu pour but de flatter les puissants de l'Eglise anglicane et de conférer à C. le statut avantageux de savant et de théologien orthodoxe.

Il a fait une cour sans relâche à Guillaume III et à Marie ; voir en particulier l'épître du t. IX (1688) de la Bibliothèque universelle et historique, dont les indiscrètes flatteries précipite­ront sa brouille avec Le Clerc. Le dernier livre de C, An historical and geographical description of France (Londres, 1694), appelle Guillaume au trône de France, dans une préface extravagante.

6. Activités journalistiques

Bibliothèque universelle et historique (B.U.H.) :C. a collaboré avec Le Clerc (voir ce nom) du t. IV au t. XII (voir les avertissements des t. IV, IX, X, XI, XV, XXI, et Nicéron, P. Marchand, Struve, Desmaizeaux, etc.). Le Clerc a fait l'historique de cette collaboration dans la préface du t. XXI, 2e part., du journal: jusqu'au t. III, l'ouvrage est anonyme; C, «mourant d'envie de se faire connaître», ajoute le nom de Le Clerc et le sien, sur épreuves et à l'insu de Le Clerc, en tête du t. IV; les avertissements des tomes suivants sont signés «J. Le Clerc, J.C. de la Crose». «Depuis ce temps-là, chacun fit dans quelques volumes suivants la moitié tout de suite, sans que néanmoins on apprît encore aux lecteurs en quel endroit la part du premier finissait». C'est à partir du t. IX que les contributions sont distinguées, Le Clerc se désolidarisant des positions de C. sur « la retraite des pasteurs français». De la p. 292 à la fin, les recensions du t. IX sont de C. seul ; le t. X est de Le Clerc ; le t. XI, de C, commence par une dédicace à la princesse d'Orange et défend la « doctrine de l'Eglise Anglicane». Cette dédicace suscite la colère de Le Clerc (lettre à Locke, Amsterdam, 13 févr. 1689, Lettres inédites de Le Clerc à Locke, éd. G. Bonno, U. of California Press, 1959). Le t. XII est de Le Clerc seul et C. cesse de participer dès lors à la composition du journal.

The Universal historical bibliothèque : 3 numéros publiés par C, janv.-mars 1687, sans doute à l'insu de Le Clerc. C. avait dessein de traduire en anglais la B.U.H. (voir The Works of the learned, oct. 1691, n° 1, préface); l'ouvrage n'est cepen­dant pas une simple traduction de la B.U.H., et C. emprunte aussi bien au Journal des savants, aux Acta eruditorum et à II Giornale de'letterati, en les adaptant au public anglais.

The History of learning by one of the two authors of the Universal and historical bibliothèque, Londres, juil. 1691 - févr. 1692: l'ouvrage ne consiste plus en traductions mais en extraits des ouvrages nouveaux, sur le modèle des Philosophi­cal transactions, qui ont interrompu leur publication.

The Works of the learned, Londres, août 1691 - avril 1692 : C. s'oriente de plus en plus vers un journalisme «savant». Toute une partie de la diatribe de Le Clerc contre C, dans le t. XXI de la B.U.H., vise cet ouvrage que Le Clerc considère comme un concurrent direct à la B.U.H.

Memoirs for the ingenious, Londres, janv.-déc. 1693: C. utilise ici le procédé de la «lettre», emprunté au Gentleman's journal de Pierre Motteux, lancé l'année précédente. Sous le même titre paraît en 1694 un nouveau journal dont seul sera imprimé le numéro de janvier {Memoirs for the ingenious; or the Universal Mercury, janv. 1694).

History of the Works of the learned, janv. 1699 - dec. 1711, 13 vol., en collaboration avec plusieurs auteurs, dont George Ridpath. Un journal entièrement distinct mais portant le même titre a paru en 14 vol. à Londres, de janvier 1737 à décembre 1743. Le journal de C. est le principal journal littéraire publié sous le règne de la reine Anne, et le premier à donner des comptes rendus d'ouvrages récents (voir Rich­mond P. Bond, Studies in the early English periodicals, U. of North Carolina Press, 1957).

7. Publications diverses

Les Devoirs de l'Eglise, ou les motifs de la conversion du P. Sanson, Recollet (ms., Lyon, 1681?). – Chants de triomphe sur la trêve de XX années, Amsterdam, Aart Dirksz. Oossaan, 1684. – Lettre écrite à Francfort par un homme destitué de passion qui dit son sentiment sur les deux lettres du bourgeois de Cologne, Francfort, Balthasar des Forges, 1686. – Trois lettres touchant l'état présent d'Italie, écrites en l'année 1687, Cologne, Pierre du Marteau, 1688. – Recueil de diverses pièces concer­nant le quiétisme et les quiétistes, ou Molinos, ses sentiments et ses disciples, Amsterdam, A. Wolfgang et P. Savouret, 1688. C. y traduit plusieurs pièces de Molinos et annonce une « apologie du quiétisme » qui, semble-t-il, n'a pas paru. – Cri­tique de quelques endroits de l'histoire du divorce de Henry VIII composée par M. Le Grand, Amsterdam, A. Wolfgang, 1690, rééd. de l'article publié dans la B.U.H., t. IX, art. 24, p. 511.An historical and geographical description of France, extracted from the best authors, both ancient and modern, Salisbury, 1694.

8. Bibliographie

Nicéron, t. XL; Haag; B.H.C.; D.B.F.; Clor 17; Conlon. – A.D. Isère, GG 223-224, R 3224. – Calendar of state papers, Domestic series, William and Mary, 1689-1690, Londres, 1895. – A transcript of the Registers of the Worshipful Company of Stationers, 1640-1708, Publications of the Huguenot Society of London, Londres, 1914. – Struve B.G., Bibliotheca historiae litterariae selecta, Iéna, 1754, t. II. – Walch LG., Bibliotheca theologica selecta, Iéna, 1757, t. I. – Barbier A., Examen critique et complément des dictionnaires historiques les plus répandus, Paris, 1820, t. I. – Weiss P.C., Histoire des réfugiés protestants, Paris, 1853. – Arnaud E., Emigrés protestants dauphinois, Grenoble, 1885. – Recueil de documents relatifs à l'histoire [...] du Dauphiné, Grenoble, 1885. – Agnew D., Protestant exiles from France, 3e éd., Edinburgh, 1886. – Schickler F. de, Les Eglises du Refuge en Angleterre, Paris, 1892. – Reesink HJ., L'Angleterre et la littérature anglaise dans les trois plus anciens périodiques français de Hol­lande de 1684 à 1709, Paris, 1931. – Barnes A., Jean Le Clerc, Paris, 1938. – Le Livre du Recteur de l'Académie de Genève (1369-1878), éd. S. Stelling-Michaud, t. III, Genève, 1972.

BERNARD

Numéro

062

Prénom

Jacques

Naissance

1658

Décès

1718

Jacques Bernard est néé à Nyons (Bas-Dauphiné) le 1er septembre 1658. Fils de Salomon Bernard, natif de Nyons, qui a fait sa théologie à l'Académie de Genève en 1652 (témoignage le 23 octobre 1653, voir S-M, Livre du Recteur, t. II). Salomon Bernard est pasteur suffragant du pasteur Murat à Nyons du 17 mai 1656 à 1658, puis pasteur à Abriès (1660), à Dieulefit (1668 à 1675), Vinsobres (1675) et à Venterol (Bas-Dauphiné) ; voir Arnaud, Histoire des protestants du Dauphiné, vol. II, p. 374.

2. Formation

B. fait «ses basses classes à Die, Academie des Reformez en Dauphiné» (Niceron). Il part pour Genève faire sa rhétorique et sa philosophie. Voici son curriculum : faculté de philosophie le 2 février 1764, thèses de physique le 29 mai 1674, témoignage (honorable) de philosophie le 12 juin 1674 ; faculté de théologie le 21 mai 1674, témoignage (honorable) de théologie le 5 juillet 1678 après huit mois d'études. Les thèses de physique (De materia et forma corporum) sont soutenues conjointement avec Jean Le Clerc (S-M) ; il fait aussi avec lui sa théologie «sous Messieurs Mestrezat, Turretin et Tronchin, Professeurs de Theologie» (Le Clerc, Eloge), étudie dans le même temps «la Langue Hébraïque, dont les principes lui furent enseignez par M. Michel Turretin, Ministre et Professeur en Hébreu» (Le Clerc, Niceron) et acquiert en cette discipline «des connaissances assez étendues» (Haag). Le Clerc précise qu'il «s'attacha à la Philosophie sous Mr Chouet» (le célèbre cartésien Robert Chouet, dont Le Clerc lui-même fut le disciple). «Il concevoit facilement ce que ses Professeurs lui enseignoient, et [...] il étoit capable de l'exprimer avec netteté et avec force. Cette clarté se faisoit surtout remarquer dans ses Propositions, où il se piquoit bien plus de la solidité des pensées, du bon ordre, et de la justesse dans les expressions, que d'une Erudition recherchée, et d'une Eloquence pompeuse» (Le Clerc). L'Histoire critique de la République des Lettres se montre plus sévère : «La Littérature, l'Antiquité, l'érudition, la Critique, étoient pour lui un Païs inconnu ; il n'avoit pas même de goût pour les Belles Lettres, ejus palatum non afficiebant. Il ne cherchoit, disoit-il, que le bon sens, un jugement droit, des connoissances utiles et solides. Un bon Dictionnaire suffisoit, à son avis, en fait de Littérature. Ce n'étoit pas là, assurément, son plus bel endroit, il faut l'avouer».

3. Carrière

B. est consacré et nommé pasteur à Venterol en 1679. Après la fuite de son père, il succède à ce dernier comme pasteur à Vinsobres (1680). Haag résume ainsi le récit de Le Clerc : «L'exercice ayant été interdit dans cette dernière ville et le temple démoli, Bernard, emporté par un zèle qu'on ne se sent pas le courage de blâmer, quelque illégale qu'en ait été la manifestation, réunit son troupeau sur les ruines de son église et se défendit contre les soldats qui voulurent disperser le rassemblement. Quelques-uns des assaillants furent tués. C'était plus qu'il n'en fallait pour le conduire à l'échafaud. Il se hâta en 1683 de fuir à Genève, où il apprit qu'il avait été pendu en effigie». A Genève, B. retrouve son père ; «il emporta, dit-on, les papiers de l'église protestante de Vinsobres, dont il était «gardiateur» (Brun-Durand). La liste nominative des pasteurs précise que «M. Jacques Bernard, ministre de Vinsobres, âgé de vingt-six ans, est excepté de l'amnistie pour avoir prêché dans des lieux interdits ce qui l'a obligé à sortir du royaume. Il n'est pas marié» (B.S.H.P.F., t. V). Ne se trouvant pas assez en sûreté si près de la frontière française, B. quitte Genève pour Lausanne, où son père le rejoint peu de temps après (Le Clerc, Niceron). Il y vit en donnant des leçons de philosophie et de mathématiques, car les biens familiaux ont été confisqués au profit d'un parent qui s'est fait catholique, et il y demeure jusqu'à ce que la révocation de l'Edit de Nantes lui ôte tout espoir de retrouver sa paroisse (Haag). En 1685, il gagne la Hollande «il alla à Amsterdam voir M. Le Clerc, son ancien ami, qui bientôt après le recommanda à un Conseiller de la Cour de Hollande, encore plein de vie, qui fit en sorte que Mr Bernard fût mis au nombre des Ministres Pensionnaires de la Ville de Tergow» (Le Clerc). Puis il obtient pension de la ville de Gouda ; il prêche «aussi quelque fois à La Haye » (Niceron). Même lorsqu'il exerce son activité de pasteur à Tergow ou à Gouda, B. habite La Haye, où il subvient à l'existence des siens en enseignant à la jeunesse «les belles Lettres, la Philosophie, et les premiers principes des Mathématiques». La «Vie de Mr Bernard» ajoute qu'«il eut un grand nombre d'Ecoliers, et des Ecoliers de distinction qui devinrent ensuite ses Amis et ses Protecteurs». Sur la raison de ces changements de résidence, voir Le Clerc (Eloge). «La Ville de Tergow n'étant pas propre à lui fournir un grand nombre de Disciples, il demanda, et il obtint du Magistrat la permission de se transplanter ailleurs, sans perdre la place de Ministre Pensionnaire dans leur Ville». Dans une lettre de janvier 1700 adressée à Desmaizeaux, l'on trouve cette précision : «Si vous me faites l'honneur de m'écrire, mon adresse est M. Bernard, à La Haye, dans le Yuffron Ida Straat et quand vous perdriez mon adresse, mon nom seul suffiroit. Je suis assez connu en cette ville» (coll. Ayscough, B.L.), épisode qui précise les relations du cercle de Le Clerc et du «parti orangiste» (voir art. « Cornand de La Croze »). En 1706, B. supplée Burchel de Volder, professeur de philosophie et de mathématiques à Leyde, qui a été déclaré Emérite et dispensé d'exercer sa charge. B. est nommé «Lecteur en Philosophie dans l'Académie de Leyden», mais le titre de professeur ne lui sera attribué que le 12 février 1712, lorsque la mort de Volder aura laissé la chaire vacante. Sur son activité d'enseignement, voir «Particularitez touchant M. Bernard, Professeur à Leyde», dans le Journal littéraire de l'année 1718, tome X : «Comme il est ridicule de donner à un homme des louanges outrées, par la seule raison qu'il est mort, nous avouerons ici franchement, que M. Bernard n'étoit pas de cette première classe de Mathématiciens, qui se distingue par la profondeur des recherches, et par un grand nombre d'importantes découvertes». Voir aussi l'Europe Sçavante, juillet 1718, tome IV, qui résume ce que dit Le Clerc : «M. Bernard expliquoit dans ses Collèges particuliers, la Physique de Rohault,la Logique de Port-Roial, et les six premiers Livres d'Euclide. Pour le fonds, il étoit Cartésien, quoique de tems en tems il s'écartât des Principes de ce Philosophe. En général, ses Collèges de Physique et de Mathématiques étoient moins instructifs par les choses, que par l'ordre et la clarté qui y régnoient. Il convenoit, qu'en fait de Physique, la Méthode des Philosophes Anglois étoit la plus sûre mais il ne laissoit pas de suivre assez scrupuleusement celle de Rohault. On ne consent qu'avec peine à se rétracter de ce qu'on a soûtenu depuis longtems. Il faisoit des Leçons publiques sur la Métaphysique et sur la Morale. Mais ce qui le fait le plus regreter des Etudians en Théologie, ce sont ses Leçons sur l'art de prêcher. Il y expliquait l'Orator socer de Saldenus, pour l'ordre seulement, car il le réfutoit presque partout». Après le décès de B., la chaire sera offerte à Wittichius, qu'une cabale l'accusant d'être spinoziste avait empêché d'être professeur de philosophie à Groningue. Le Clerc regrettera, après la mort de B., qu'on ne l'ait pas «honoré d'une Chaire de Théologie», car «c'étoit là le fort de son habileté». L'Europe sçavante donne des précisions sur l'apostolat de B. : «Persuadé que les Discours trop fleuris éblouïssent, plutôt qu'ils ne persuadent, il ne s'attachoit guères à polir ses Sermons. Son Stile même péchait souvent par des Expressions basses, qu'on eût à peine souffertes dans la Conversation. Mais une grande force de Raisonnement, beaucoup d'Ordre, des Explications claires et à la portée de tout le monde, une Morale fort détaillée, dédommageoient avantageusement l'Auditeur du peu de choix des Termes. Le soin qu'il avoit de s'informer de ce qui se passoit dans son Troupeau, le rendoit quelquefois incommode ; mais par là il rendait ses Exhortations plus justes et plus utiles». B. prêchait beaucoup, écrivant tous ses sermons, puis les apprenant par coeur afin qu'ils soient «plus exacts et pour le fonds des choses et pour l'expression» (Niceron).

4. Situation de fortune

Ayant abandonné ses biens en France, Bernard, tout au long de son exil, tirera ses ressources de pensions versées par diverses villes hollandaises, du journalisme et surtout de l'enseignement.

5. Opinions

Fort proche de Le Clerc, dont il sera le collaborateur, Bernard est-il plus orthodoxe que son cousin? On se reportera sur ce point aux réflexions perfides de l'Histoire critique de la République des Lettres: «A l'égard de son Orthodoxie, elle parut un peu douteuse à quelques-uns de nos Théologiens de ce Pais-ci [la Hollande] ; mais Mr Bernard eut toûjours soin de se cacher, de protester qu'il étoit bon Calviniste ; et il n'a jamais rien écrit ni publié par où l'on eût pu le convaincre du contraire. Ceux qui l'ont connu familièrement et intimement savent pourtant que sur les matières de la Grâce, etc., il étoit dans le sentiment d'Arminius. Ce que j'en dis n'est pas, au reste, pour lui en faire un crime : ce n'est point à moi, pauvre Laïque, à entrer dans ces sortes de matières, qui sont trop au dessus de ma petite capacité. Mais ce qui me semble criminel, c'est qu'il prenoit à tâche de paroître ce qu'il n'étoit pas en effet ; et, quelquefois même aux dépens de gens qui étoient du moins aussi Orthodoxes que lui, comme je pourrois vous le prouver par plus d'un exemple.»

Les amitiés et les querelles de B. sont en partie connues par les 43 lettres de la collection Ayscough ; cette correspondance est adressée à l'incommode Desmaizeaux, dont les sautes d'humeur et les initiatives fantasques n'ont pas facilité la collaboration aux périodiques que dirige J. B. Ce dernier parle sur un ton violent de Le Cène (un «insigne menteur», lettre écrite de La Haye, 3 mai 1701) et fustige «l'impudence de M. de Bauval» (lettre écrite de La Haye, 8 juil. 1701 ; il s'agit de la préface de B. de Beauval au Dictionnaire de Furetière) ; enfin il juge sévèrement Michel Le Vassor. Les relations de B. avec Desmaizeaux sont tendues, puisque celui-ci, grand ami de Bayle, est comme lui hostile aux «rationaux» (B., Le Clerc, I. Jaquelot) et farouchement opposé à Jurieu ; il est à peu près certain que Jurieu a connu les deux Bernard et leur a témoigné sa sympathie. B. prend part à la polémique qui fait rage entre Le Clerc et Bayle ; il attaque l'auteur du Dictionnaire sur deux propositions traitées dans la Continuation des Pensées sur la comète et dans les Réponses aux questions d'un provincial : 1) Le consentement des peuples à croire l'existence d'un dieu ne prouve rien. 2) Si l'athéisme n'est pas préférable au paganisme (voir les Nouvelles de la République des Lettres, janv. 1706, art. IV, p. 49, et fév. 1706, art. II, p. 153). Dans la «Vie de Mr Bayle» mise en tête de sa nouvelle édition du Dictionnaire, Desmaizeaux écrit que «Mr Bayle réfuta fort au long les observations de Mr Bernard sur le consentement général des peuples, dans le second Tome de sa Réponse aux questions d'un provincial». Il ajoute ceci : «On prétend qu'il [Bernard] en usa ainsi pour effacer les soupçons qu'on avait eu de son Orthodoxie et pour faire sa cour à Mr Jurieu». Après Le Clerc (Eloge), la «Vie de Mr Bernard» repousse avec indignation cette hypothèse. Avant que cette controverse n'envenime leurs relations, Bayle s'exprimait élogieusement à l'égard de Bernard ; voir sa lettre à Desmaizeaux, de Rotterdam, le 22 octobre 1700 : «J'entre dans les raisons de Mr Bernard, et il entre très bien dans ma pensée. Je l'aime, et je l'estime infiniment ; et je suis bien aise qu'il ait pris comme une chose sincère et ingénue (elle l'est en effet) la déclaration que j'ai eu l'honneur de lui écrire, touchant le plaisir que l'on me fait de me citer (si l'on me cite), simplement, et sans éloge. Il n'en a pas usé de la sorte ; et il m'a trop souvent loué avec excès (Lettres choisies, 1714, t. II). J. B. a été pris à partie par Cornand de La Crose (voir ce nom), et défendu par Le Clerc. L'un des protecteurs de Bernard est le comte de Wassenaer, son ancien élève, à qui il adresse l'épître dédicatoire du Traité de l'excellence de la religion.

6. Activités journalistiques

Bibliothèque universelle et historique, de 1691 à 1693 : Le Clerc en a confié la rédction à B. afin de se consacrer à son commentaire sur la Bible. L'on doit à B. «la plus grande partie du tome XX de ce périodique», qu'il «continua seul jusqu'au tome XXV» (Le Clerc).

Nouvelles de la République des Lettres : sur la proposition de Le Clerc, le libraire confie à B. en 1699 le soin de ranimer le célèbre périodique de Bayle. Voir les détails donnés par l'Europe savante (loco cit.) : «En 1699 il entreprit la République des Lettres, qui avoit été interrompue pendant dix ans. Il la poussa jusqu'en 1710 (décembre 1710, précise Le Clerc), mais le Libraire s'étant défait des exemplaires qui lui restoient, Mr Bernard ne put s'accommoder avec celui qui les avoit achetez. De sorte que cet Ouvrage cessa de paroître, jusqu'en 1716, que M. Bernard le reprit de nouveau. Il l'a continué jusqu'en Mars et Avril 1718, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. Comme le Libraire espéroit de trouver quelqu'un qui pût continuer ce Journal, M. Le Clerc a bien voulu, en attendant, se charger de faire Mai et Juin. Mais le Libraire n'ayant pas trouvé ce qu'il cherchoit, on croit que cet Ouvrage n'aura point de suite» L'appréciation de la Bibliothèque universelle résume celle des contemporains : «On s'aperçut bientôt qu'il ne possédait ni l'érudition, ni l'esprit critique de son prédécesseur [à la Bibliothèque universelle et historique : Le Clerc]. Il montra bien davantage encore le peu de talent qu'il avait pour écrire, quand il osa se charger de continuer La République des Lettres». Sur cette tentative de poursuivre l'oeuvre de Bayle, voir le Journal littéraire : «Il ne lui manquoit que du tems pour y réussir ; un tel travail ne demande pas seulement un homme tout entier, mais plusieurs hommes, et M. Bernard n'y pouvoit donner que quelques heures de son loisir».

B. a en outre collaboré aux périodiques suivants :

Lettres historiques «contenant ce qui s'est passé de plus important en Europe, La Haye et Amsterdam», 1692 à 1728, 111 vol. J. B. n'y aurait écrit que de 1695 à 1698 (t. VlI à XIV, 8 vol. in-8°).

Histoire abrégée de l'Europe («que certains auteurs prétendent même être tout à fait de lui dans ses commencements, ce qui est contestable», Brun-Durand), Leyde, C. Jordan, 1686-1687, 5 vol. in-12. Voir Desmaizeaux : «C'étoit une espèce de journal qui se publioit tous les mois [...]. M. Bernard le commença au mois de juillet 1686 et le continua jusqu'au mois de décembre 1688...» (note à la lettre adressée par Bayle à Jean Rou le 10 avril 1700 de Rotterdam, dans Lettres choisies, Amsterdam, 1729, t. I). P. Marchand, dans sa propre édition des Lettres choisies de Mr Bayle, Rotterdam, 1714, donne une opinion toute différente (v. sa note sur la même lettre, t. II, p. 688) : «Il y a apparence que Mr Bayle se trompe, en attribuant ici à Mr Bernard une Histoire abrégée de l'Europe. Il y a, à la vérité, un livre sous ce titre et c'est une espèce de Gazette, qui se donnoit par Mois, de même que les Lettres Historiques, le Mercure Historique, les Nouvelles des Cours de l'Europe, etc... mais, cet Ouvrage n'est point de Mr Bernard. Il est d'un autre auteur, nommé Claude Jordan, qui l'a imprimé lui-même à Leyde, depuis le Mois de Juillet 1686, jusqu'en Décembre 1688 inclusivement. Il continue encore aujourd'hui le même Ouvrage à Bar-le-Duc, où il s'est retiré et il le fait imprimer à Verdun, chez Muguet, sous deux titres différens, l'un, de Clef du Cabinet des Princes de l'Europe, pour les exemplaires qu'il envoie dans les païs étrangers et l'autre, de Journal Historique de l'Europe, pour ceux qui se débitent en France. C'est le même auteur, qui a composé les Voiages Historiques de l'Europe, imprimez à Paris, chez Le Gras, en 8 Volumes in-12, et réimprimez depuis en Hollande».

Le Journal littéraire (ou «Litéraire»), La Haye, 1715 (pour 1713)-1736. J. B. n'a pu mettre la main qu'aux trois premières livraisons.

7. Publications diverses

Thèses soutenues à Genève. – Divers manuscrits ; voir Brun-Durand : «Il a laissé, en manuscrit, des Sermons, une Géographie en Latin, par demandes et réponses, une Logique en Latin et des notes critiques sur les premiers chapitres de la Genèse». – Correspondance : B.L., coll. Ayscough : 43 lettres dont de larges extraits ont été publiés dans B.S.H.P.F., t. XIX et XX. – Une édition retouchée de la traduction des Lettres latines de Monsieur de Bongars par Fine de Brianville, sous le titre de «Lettres de Jacques de Bongars, résident et ambassadeur du roi Henri IV, vers les électeurs, princes, etc. Nouvelle édition, où l'on a retouché la version en divers endroits et ajouté un grand nombre de passages, etc.», La Haye, Moetjens, 1695, 2 vol., petit in-8°. Actes et Mémoires de la négociation de la paix de Ryswick, La Haye, Van Duren, 1696, 4 vol. in-12. 2e éd. en 1725, 5 vol. in-12. Théâtre des Etats de S.A.R. le duc de Savoie, prince de Piémont,traduit du latin (de Jean Blaeu) en francois, La Haye, Ad. Moetjens, 1700, 2 vol. grand in-f°, avec 3 portraits et 140 pl. (voir Niceron). Recueil des traités de paix, de trèves, de neutralité, de suspension d'armes, de confédérations, d'alliances, etc., faits entre les empereurs, rois, républiques, etc., depuis l'an de Jésus-Christ 536 jusqu'à présent, le tout rédigé par ordre chronologique et accompagné de notes, de tables, etc., Amsterdam, Bloem, et La Haye, Moetjens, 1700, 4 vol. in-f°. (desquels B. a lui-même rendu compte dans les Nouvelles de la République des Lettres, janv. 1700) ; voir Niceron. Lettres de M. Bernard, pasteur de Leyde, sur l'Apologie de Frédéric-Auguste Gabillon, moine défroqué, Amsterdam, 1708, in-l2. – (Ed. et Annotations de B.) Euclides, Elementorum sex priores libri, «recogniti opera Christiani Melder, Lugduni Batavorum, 1711», 1 vol. in-12.Traité de la repentance tardive, Amsterdam, R. et G. Wetstein,1712, in-8° de XIX + 4 + 362 p. avec gravures. Cf. Vie de Mr Bernard : «Les Journalistes de Leipsic ayant fait un Extrait tout à fait infidelle de ce Traité de Mr Bernard, il s'en plaignit par une Lettre adressée aux Journalistes de La Haye, et imprimée dans le Journal Littéraire, tome III, art. 7, mois de Mars et d'Avril 1714».– (Praes. J.B.) Chatelain, Isaac Samuel, Disputatio philosophica de Iride, Lugduni Batavorum, 1713, in-4°. De l'Excellence de la religion, «à quoi l'on a joint quatre discours. I. Sur les vrais et les faux caractères de l'amour de Dieu. II. Sur les dispositions dans lesquelles doit être le chrétien par rapport à ses ennemis. III. Du Martyre. IV. Du Mensonge», Amsterdam, R. et G. Wetstein, 1714, 2 vol. in-12. Réédité sous le titre : Traité de l'Excellence de la Religion «avec quatre discours, Nouvelle Edition augmentée de la vie de l'auteur», Amsterdam, F. L'Honoré, 1732, 2 vol. in-12. Voir ci-dessous. «Ces deux derniers ouvrages (i.e. le Traité de la repentance tardive et De l'Excellence de la religion) sont des Sermons, que l'Auteur avoit prononcez, et qu'il a réduits en Traitez» (Niceron). – Un supplément au Dictionnaire historique de Moreri, formant avec le supplément publié à Paris, en 1714, 2 vol. in-f°., Amsterdam, 1716. voir Niceron : «M. Bernard avoit travaillé depuis quelques années à faire un Supplément au Dictionnaire de Morery des éditions de Hollande. Il avoit fait pour cela un grand amas de matériaux qui demeurèrent dans son cabinet jusqu'en 1714. Il le fit, et le tout joint ensemble a fait deux volumes in-fol. qui parurent en 1716 à Amsterdam». L'abbé F.X. de Feller, parmi d'autres critiques, s'est montré sévère : «Cet ouvrage de Bernard n'est qu'un recueil de bévues énormes [...]. M. de Saas a prouvé ces assertions par des exemples multipliés, tirés de la seule lettre A III». – Plusieurs biographes (Arnaud, D.B.F.) attribuent à Bernard l'Epistola de Tolerantia, qui est de Locke.

8. Bibliographie

La première biographie, et la plus sûre, de B. est l'Eloge que Le Clerc a fait de son cousin dans les Nouvelles de la République des Lettres, mai-juin 1718, p. 289-309. Cf. la préface à l'édition de 1732 (Amsterdam) du Traité de l'Excellence de la Religion, qui contient une «Vie de Mr Bernard». «C'est là [dans l'Eloge de Le Clerc] le Guide que nous avons dessein de suivre dans la Vie que nous donnons de l'illustre Mr Bernard : nous ne saurions en avoir de plus sûr ni de plus fidelle. Nous y joindrons quelques particularitez insérées dans le Tom. X du Journal littéraire pour l'année 1718, et si nous y ajoutons quelques traits de notre cru, c'est que nous en avons été instruits, ou par nous-mêmes, ou par le rapport de gens dignes de foi qui ont eu des liaisons particulières avec ce célèbre Professeur». Au Journal littéraire il convient d'ajouter L'Europe savante, t. IV, juillet 1718, p. 151-157, l'Histoire critique de la République des Lettres, t. XV, les Mémoires de Niceron t. I, p. 130, la Politique du Clergé de France de Jurieu, la «Vie de Mr Bernard», B.S.H.P.F., t. V, XIX et XX. La quasi-totalité des notices biographiques (Chaufepié, Moreri, Aubert, Lenglet-Dufresnoy, Lelong, Le Bas, Quérard, Haag-Bordier, B.un., N.B.G., D.B.F., etc.) utilisent les «Vies » parues après la mort de B. dans les périodiques cités. Par ailleurs des renseignements utiles se trouvent dans : Arnaud E., Bibliographie huguenote du Dauphiné pendant les trois derniers siècles, Grenoble, 1894. – Id., Histoire des protestants du Dauphiné aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1875, t. II. – Bayle P., Lettres choisies de Mr Bayle, Rotterdam, 1714, 3 vol. – Id., Lettres de M. Bayle publiées sur les originaux, avec des remarques, par M. Des Maizeaux, Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1729, 3 vol. in-12. – Bibliographie du Dauphiné, t. I, p. 125. – Brun-Durand J., Dictionnaire biographique et biblio-iconographique de la Drôme, Grenoble, 1900, t. I. – Conlon P.M., Prélude au siècle des Lumières en France, Paris-Genève, 1970, t. I. – Desmaizeaux P., «Vie de Mr Bayle » placée en tête de la 5e éd. du Dictionnaire de Bayle. – Feller F.X. de, Dictionnaire historique ou Histoire abrégée des hommes qui se sont fait un nom par le génie, les talens, les vertus, les erreurs, etc., 2e éd., Liège et Augsbourg, 1790, t. Il. – Galiffe J.A., Notices généalogiques sur les familles genevoises, Genève, 1829-1836, t. Il. – Haag, La France protestante, t. II, p. 370. – Stelling-Michaud S., Le Livre du Recteur de l'académie de Genève (1559-1878), Genève-Paris, t. II. – Waddington F., Mémoires inédits et opuscules de Jean Rou, publiés pour la Société de l'Histoire du Protestantisme français, Paris, 1857, t. II.

9. Additif

Activités journalistiques: Dans la Clef du Cabinet des Princes (février 1715, p. 136-137), Claude Jordan affirme n’avoir été que l’éditeur de la revue et en attribue la rédaction à Jacques Bernard. Jordan répond ici explicitement à Prosper Marchand, lequel réagissait à l’identification de l’auteur proposée par Pierre Bayle : « si Prosper eut consulté Mr. Bernard plein de vie et dans son Voisinage, il n’auroit pas desavoué, que cette Histoire abrégée de l’Europe fut un de ses premiers amusemens, après son arrivée en Hollande. » Cette succession d’attributions est narrée dans l’Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages. Nouvelle Édition, Amsterdam, Jacques Desbordes, 1716, p. 274-276. (Marion Brétéché)