VAN EFFEN

Numéro

793

Prénom

Justus

Naissance

1684

Décès

1735

Justus (Juste) Van Effen est né à Utrecht le 11 février 1684, fils unique d'un second mariage de Melchior Van Effen avec Maria Bom (P). Melchior Van Effen, capitaine réformé d'infanterie dans l'armée des Etats, mourut dès 1706, laissant à une veuve « peu accommodée des biens de la fortune » deux enfants : Juste, «en bon fils», tâche d'aider sa mère et sa jeune sœur à vivre et «tant que sa mère vécut, il partagea avec elle [...] les fruits de son travail» (B.F.). Le 21 avril 1735, il épousa Elisabeth Sophia Andries, parfois nommée Andriessen, mère de ses deux enfants, nés avant mariage.

2. Formation

Indépendamment de l'éducation reçue de son père, homme sage et compréhensif que V. admirait beaucoup et qui contribua essentiellement à sa formation morale, il suit des études classiques à l'Ecole latine où «il fait des progrès rapides» (B.F.), puis à l'Université d'Utrecht (P, p. 257). Latin et grec (« qu'il apprit très bien par devoir ») mais surtout, « par goût », la langue française et « la belle littérature » (B.F.). « Il étoit né pour le sérieux, il avoit des mœurs, beaucoup de force dans le raisonnement et il étoit judicieux critique, mais la fine plaisanterie, le badinage léger lui étoient tout à fait étrangers» (B.F.). Il est membre de la Royal Society en 1715 (élection le 30 nov., admission le 8 déc. : P, p. 64) et docteur en droit de l'Université de Leyde en 1727 (P, p. 258). Nourri de culture classique mais ouvert aux idées modernes, il sera «un Moderne qui croit en la culture européenne de son temps, sans être entêté des manières de son siècle et en aimant ce qui chez les Classiques correspond à son goût et lui offre de l'agrément» (P, p. 56).

3. Carrière

Le père de Van Effen, malgré les goûts littéraires de son fils, veut en faire un militaire, et V. sera quelque temps cadet (P, p. 55). Mais dès 1707, il est précepteur, d'abord chez une dame huguenote, Mme Bazin de Lunéville (P, p. 72), dont il éduque les deux fils, puis auprès «d'un jeune seigneur des plus qualifiés du pays» (B.F.) à partir de 1709 à La Haye : il s'agit du fils du comte de Wassenaer Van Duivenwoorde, qui mourra à vingt ans. En février 1715, il accompagne le père en Angleterre comme deuxième secrétaire pour un an à l'occasion du couronnement du roi George Ier. En 1714, on lui avait offert une charge (négociable) de secrétaire «der Heerlijkheit Geervliet in den lande Van Putten» (P). A la mort de son élève, V. est engagé auprès d'un autre pupille, le fils du baron Van Welderen ; ils séjournent ensemble à Leyde pendant trois ans à partir du 15 septembre 1716. En 1719, après quelques projets qui échouent (en particulier celui d'un préceptorat en France ou celui de se lancer dans les affaires), il accompagne en Suède le prince Charles Van Hessen-Philippstal ; voyage « qui ne le mena rien qu'à parcourir un pays épuisé et qui gémissoit des victoires de son précédent monarque » (B.F.). En même temps ce déplacement le gênera dans le déroulement de son activité de publiciste ; d'ailleurs il est abandonné par son protecteur et doit retourner à La Haye, «plus pauvre que quand il en était parti» (B.Un.). En 1721, il devient précepteur du fils d'un riche négociant de Batavia, Jacob Martin Huysman (P, p. 258), et cela pour trois ans ; il entre alors à l'Académie de Leyde avec son élève «qu'on avoit dessein d'y faire recevoir avocat» (B.F.) et c'est en même temps que lui qu'il obtiendra son doctorat (P) : le titre de sa thèse est De Poena Furti manifesti. En 1727, il accompagne en Angleterre en qualité de secrétaire son ancien élève, le comte Van Welderen, nommé par les Etats généraux des Provinces unies ambassadeur extraordinaire auprès de leurs Majestés britanniques à l'occasion du couronnement de George II : V. célèbre l'événement par un panégyrique en vers français. En mai 1728, il revient à La Haye, toujours avec Van Welderen. En 1732 il est nommé «inspecteur des Magazins d'Etat» (B.F.) (Kommies by 's lands magazynen van oorlog).

4. Situation de fortune

D'après la B.F., sa famille est peu fortunée. V. doit sans cesse trouver des protecteurs grâce auxquels il peut voyager. D'autre part il publie constamment (traductions et périodiques) et vit de cette rémunération : les jeunes auteurs du Journal littéraire, ayant «tous du bien par eux-mêmes» et «satisfaits de partager l'honneur qu'en retirerait la Société [...] lui en laissèrent l'utile». La B.F. signale également la gêne que la négligence du libraire du Journal cause «à la situation de Monsieur Van Effen». Enfin deux charges officielles l'aideront à vivre.

5. Opinions

Dispute avec Camusat, qui avait dans le t. II de la B.F. traité avec mépris Cartier de Saint-Philip en le raillant de ne guère puiser son érudition que dans La Bagatelle ou Le Misanthrope. V. «qui auroit pu sans conséquence paraître insensible à cette insulte » publie, inutilement, une lettre au journaliste (Lettre à l'auteur de la Bibliothèque française, 26 oct. 1723). La querelle rejaillit à propos d'une «inattention passablement étourdie» de V. (traduction de Hirudo par Hirondelle dans Le Mentor), faute que souligne ironiquement Camusat ; V. essaie de répondre dans la Quintessence des Nouvelles (Réplique à la Réponse de l'auteur de la Bibliothèque française, 4 janv. 1724) : il a de son côté la raison, mais «M. Camusat eut du sien les rieurs». D'autre part, V. prend fougueusement la défense de ses amis : en 1730, pour Monsieur *** (Maty, ministre de l'Eglise wallonne à La Haye) attaqué par Monsieur DLC *** (La Chapelle), il écrit deux Lettres qu'il intitule Essai sur la manière de traiter la controverse ; en 1731, il défend son médecin, le docteur Pingré «injustement opprimé par une cabale envieuse» (celle du docteur Massuet, P, p. 258), par l'article 6 de la seconde partie du t. XV de la B.F., en mettant «dans un grand jour les sophismes, la mauvaise foi et la calomnie dont on avait usé contre Mr. P *** » (cette lettre est sa dernière production française). II est considéré comme «excellent journaliste» qui, outre qu'il possède «le savoir, l'érudition, la science, l'esprit, le discernement, et même la clarté et la délicatesse de style», a également («qualité essentielle») le mérite d'être «honnête homme».

6. Activités journalistiques

V. pendant son deuxième préceptorat cède au «désir de la Gloire qui étoit en lui la passion dominante» (B.F.). Il «essaye le goût du Public par un ouvrage périodique», premier journal sur le continent «dans le goût du fameux Spectateur anglois qui commençoit alors à faire beaucoup de bruit» : plutôt que du Mercure galant de La Haye (1710­1713), que F. Moureau tend à attribuer à V. (D.P.1 239), il s'agit ici du Misanthrope (1711-1712) : cette première adaptation en français du Spectator de Steele et Addison fut remarquée et contribua à répandre en Europe un nouveau journalisme (voir D.P.1 958 et James L. Schoor, éd. du Misanthrope, S.V.E.C. 248, 1986) ; c'est le véritable début de l'activité de V. comme publiciste. Le Misanthrope paraît sans nom d'auteur du 19 mai 1711 au 26 décembre 1712 (89 numéros).

En 1713, Thomas Johnson, le «libraire anglais» qui avait publié à La Haye le Misanthrope lance le Journal littéraire (DP. 1 759). V. fait partie de la première équipe de rédaction : de tous les jeunes écrivains qui y collaborent, il est « l'un des plus assidues au travail» ; il y a eu «la principale part, et [...] il a même continué seul pendant quelque temps» (B.F.). Il fut effectivement le principal rédacteur de la revue, en collaboration peut-être avec Alexandre, après le départ de 's Gravesande et de P. Marchand en 1717 (voir H. Bots, D.P.1 759) ; mais le journal prend du retard et en 1722, V. abandonne le Journal trop peu rentable et dont l'impression tarde trop.

Il collabore, de janvier 1715 à 1719 aux Nouvelles littéraires de Du Sauzet ; il était même sur le point de se charger de la rubrique des «nouvelles littéraires» proprement dites, lorsque s'offre à lui le prétexte d'un voyage en Suède (D.P.1 1039) ; les Nouvelles littéraires, «qui ayant commencé par feuilles tous les samedis depuis le 5 janvier 1715 et fini le 27 mai 1719, dévoient reparaître tous les 3 mois sous la forme de journaux ordinaires » (B.F.), s'interrompent en juin 1720. A la même époque, du 5 mai 1718 au 13 avril 1719, V. a publié La Bagatelle ou Discours ironiques, «où l'on prête des sophismes ingénieux au vice et à l'extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule» (D.P.1 140), quart de feuille qui paraît le lundi et le jeudi (98 numéros). II se lance également, en 1719, dans un Journal historique, politique, critique et galant qui se limite à deux parties (janv.-févr. et mars-avril) et présente, pour la première fois dans les périodiques de V., une partie politique (D.P.1 75 7). En même temps il collabore peut-être à L'Europe savante pour des comptes rendus d'ouvrages anglais (Belozubov, p. 80-81) et au Courrier politique et galant (D.P.1 316). Son voyage en Suède mit fin à de multiples engagements qu'il n'était peut-être plus en mesure de remplir.

En 1723 il reprend son activité de journaliste et publie Le Mentor moderne ou Discours sur les mœurs du siècle, «traduit de l'Anglois du Guardian de Mrs Addison, Steele, et autres Auteurs du Spectateur», adaptation très libre du périodique anglais (D.P.1 909). La même année, il participe au Courrier de Potin (D.P.1 251). Le Nouveau Spectateur françois imité de Marivaux, paraîtra tous les quinze jours de décembre 1723 au printemps 1725 (28 feuilles en tout, dont quatre employées à l'examen des ouvrages de Houdard de La Motte) ; il est en quasi-totalité de la plume de V. Il est probable enfin qu'il a participé à l'Histoire littéraire de l'Europe publiée de janvier 1726à décembre 1727 (James L. Schorr, Justus Van Effen and the Enlightenment, p. 172-175).

En 1726, il a ajouté la Relation du Voyage de l'Auteur en Suède à la réédition du Misanthrope. En 1731, il s'occupe d'un périodique en sa propre langue, De Hollandsche spectator (à partir du 20 août), à raison d'une demi-feuille par semaine le lundi, puis grâce au concours de nombreux correspondants, de deux feuilles par semaine, le lundi et le vendredi jusqu'au 8 août 1735. La B.Un. signale encore de lui une participation à la Bibliothèque française de Du Sauzet sans préciser la date (ni le sujet ou l'étendue de cette contribution).

7. Publications diverses

A ajouter aux périodiques et traductions cités ci-dessus : Parallèle ou Dissertation sur Homère et sur Chapelain (écrit probablement aux environs de 1707 ou peu après) insérés dans les différentes éditions du Chef-d'œuvre d'un inconnu de Thémiseul de Saint-Hyacinthe et imprimé séparément à La Haye en 1714. – Les Petits maîtres, comédie en 5 actes et en prose, Amsterdam, 1719 (1er ouvrage paru avec ses initiales et seul dédié à quelqu'un, le marquis de Beretti-Laudi). – La Critique des Petits-Maîtres, 1719. – Essai sur la manière de traiter la controverse, Utrecht, 1730 (déjà cité à paragr. 5, mais publié séparément).

Il a également publié de nombreuses traductions : Robinson Crusoe (1720-1721), Le Conte du Tonneau (1721), Les Pensées libres sur la religion, l'Eglise et le Bonheur de la Nation (1722), Le Mentor moderne (trad, du Guardian, 1723, 29 essais non traduits), puis à Leyde où il a quelques loisirs malgré son préceptorat, L'Histoire métallique des dix-sept provinces des Pays-Bas (trad, du hollandais de Gérard Van Loon) : la traduction est limitée à deux volumes seulement, par suite d'un désaccord avec les libraires pour qui V. travaillait, et la parution n'aura lieu qu'en 1732.

8. Bibliographie

B.Un. (B.F.) «Eloge historique de J. van Effen», Bibliothèque française, t. XXV, 1737. – (P) Pienaar W.J.B., English influences in Dutch literature and Justus Van Effen as inter­mediary, Cambridge U.P., 1929. – Verwer P.A., Leven van Justus Van Effen (notice biographique en tête de l'éd. de 1756 du Hollandsche Spectator, 2e éd., Amsterdam, t. VI). – Bisschop W., Justus van Effen geschetst in zijn leven en werken, Utrecht, 1859. – Zuydam W., Justus van Effen, een bijdrage tot de kennis van zijn karakter en zijn denkbeelden, Gouda, 1922. – Belozubov L., L'Europe savante (1718-1720), Paris, Nizet, 1968. – Documentatieblad werkgroep 18e eeuw, 18 févr. 1986, numéro spécial sur le Journal littéraire, éd. H. Bots et J.de Vet. – Schorr J.L., Justus van Effen and the Enlightenment, thèse, Ann Arbor, 1981. – Id., The Life and works of Justus van Effen, Laramie, Wyoming, 1982. – Graeber W., Moralistik und Zeitschriftenliteratur im frühen 18. Jahrhundert : Van Effens und Marivaux ' Beitrag zur Entwick­lung des frühaufklärerischen Menschenbildes, Frankfurt-am-Main, 1986. – Buijnsters P.]., Justus van Effen ( 1684-1735) : leven en werk, Utrecht, 1992.

9. Additif

Activités journalistiques: Dans le Nouveau Spectateur français de 1724, on trouve quatre « lettres d’un homme âgé » (n° 25, 26, 27, 28), inspirées de la lettre d’une « dame âgée » du Spectateur français de Marivaux, mais présentant un caractère très personnel, peut-être autobiographique. Voir sur ce journal le livre d’Alexis Lévrier, Les Journaux de Marivaux et le monde des « spectateurs », PUPS, 2007, p. 370 et suiv.) . Van Effen a donné une nouvelle version de ces lettres dans les Réflexions de M. de T*** sur les égarements de sa jeunesse (Nyon, 1729, éd. par J. Sgard, Desjonquères, 2001). La révision opérée par Van Effen ne transforme pas les quatre lettres du Nouveau Spectateur français en une nouvelle galante, et elles rendent plus indécis encore le statut de ce bref récit. Ce statut était déjà incertain dans la revue : les lettres, très longues pour un Spectateur, se succédaient sans interruption et constituaient la plus longue délégation de parole consentie par le rédacteur de la revue ; placées dans les derniers numéros de la revue, elles semblaient déjà lui échapper. Dans la version ultime, on attendrait une nouvelle, mais on se trouve devant une sorte d’autobiographie fictive, insérée dans une méditation morale.

L’impression qu’on a affaire à une vie entière, à la vie d’un homme d’âge, est trompeuse. Entre la naissance de T***, qui doit se situer vers 1684, et l’époque où il est censé envoyer ses lettres au Spectateur, donc en 1724, quarante ans se sont écoulés ; on est loin des soixante-quatorze ans de la vieille dame de Marivaux. T*** entre à l’Université à dix-huit ans, il passera dix ans dans sa solitude avant de retrouver la santé et d’écrire ; sa vie active s’est en réalité limitée à dix ans, le temps d’une éducation sentimentale ; et soudain, il s’est retrouvé vieux. Évoquer une vie entière en moins de cent pages était de toute façon difficile.

Il s’agit bien pourtant d’une vie particulière, riche de détails très concrets, vivants, et qui peuvent donner l’impression de souvenirs réels : les bagarres dans la cour de l’école, les amours adolescentes, les années de servitude avec les « couleuvres » qu’il faut avaler quand on est pauvre, les assauts de délicatesse et de jalousie avec une jeune épouse, tout cela sonne juste. Tout cela peut donner l’impression, pour peu que l’on connaisse un peu la vie de Justus van Effen, d’une autobiographie à peine déguisée. Van Effen est né, lui aussi, en 1684 ; on sait qu’il a été reconnaissant envers son père de l’éducation sévère qu’il a reçue ; on sait qu’il a fait des études brillantes et que, selon les termes mêmes de son « Éloge historique », le « désir de gloire » fut longtemps sa « passion dominante ». Il a dû s’employer pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa soeur, il a connu des situations de grande pauvreté, il a dépendu de ses protecteurs, il a été le plus souvent précepteur, il a voyagé en Angleterre, en Suède. Mais il est vrai aussi qu’on ne sait rien de son adolescence, qu’il ne s’est marié que très tard, pour légitimer ses deux enfants ; on sait enfin qu’il n’est jamais allé en France. De sa vie, que personne ne pouvait reconnaître dans son œuvre, il n’a gardé qu’un petit nombre d’épisodes, exemplaires en mal comme en bien ; il a tiré de sa vie quelques thèmes, il l’a utilisée comme un matériau. (J.S.).

BOUREAU-DESLANDES

Numéro

103

Prénom

André

Naissance

1690

Décès

1757

André François Boureau-Deslandes est né en 1690 au comptoir français de Pondichéry ; il passe en Inde les dix premières années de sa vie. Son père, André Boureau Des Landes, a été fonctionnaire à la Compagnie des Indes orientales depuis 1668 : à Surate en 1668, Calcutta en 1669, puis Ceïtapour où il tient un comptoir jusqu'en 1674, Surate de nouveau en 1675 (D.B.F., t. 6, p.

2. Formation

Son éducation se fait en France à partir du retour familial (1701). Dès l'âge de treize ans il est à Paris, bien préparé par son expérience antérieure à voir d'un oeil critique la fin du règne de Louis XIV. Malebranche, son premier maître, essaie en vain de l'attirer à la Congrégation des Pères de l'Oratoire ; le voyage en Angleterre, effectué en 1712 avec le duc d'Aumont, sera le prétexte officiel pour se dégager et les regrets exprimés par la suite («livré aux hommes et engagé dans un tourbillon d'affaires, j'ai soupiré après la vie douce et tranquille que j'aurais menée à l'Oratoire», Geissler, p. 147, n° 8) ne traduisent guère la nostalgie d'une vie consacrée à la religion. Avant le voyage d'Angleterre, B. entre comme élève-géomètre, le 14 février 1712, à l'Académie des Sciences de Paris ; il s'y intéressera surtout à la physique expérimentale. Même appelé à Brest pour d'autres fonctions, il reste vraisemblablement enregistré à l'Académie comme adjoint surnuméraire, puisque, à partir de 1730, il compte parmi les vétérans et y conserve ses droits. Il y collabore régulièrement : contributions variées, observations, expériences, etc., en biologie, anatomie, physique, météorologie, géologie, techniques de la navigation (certains de ses envois seront publiés par l'Histoire de l'Académie entre 1713 et 1728, puis des extraits de sa correspondance concernant ses thèmes de recherche seront publiés en 1732 par les Mémoires de Trévoux). Il s'efforcera d'apprendre le breton pour mieux explorer la province et découvrir sa culture, d'où ses remarques sur l'étymologie celtique de quelques mots français et ses traductions (en latin et en français) d'ouvrages et de chants bretons, sans qu'il reste de traces imprimées de ces activités. Il apparaît pour la dernière fois comme membre de l'Académie des Sciences dans l'Almanach royal de 1738 : il demande alors pour une raison inconnue à être rayé de la liste des Académiciens. Le 2 septembre 1737, il est nommé membre associé de l'Académie de La Rochelle, avec laquelle il a vraisemblablement des liens étroits et fréquents, bien que nous en ayons peu de preuves ; il y présente le 4 mai 1740, en séance officielle, un rapport sur les Académies et leur utilité pour la société. Le 5 octobre 1752, il est élu à l'Académie des Sciences de Berlin en qualité de membre étranger (il est à ce moment en relation directe avec Voltaire, mais c'est Maupertuis, président de l'Académie, qui le propose) ; le 30 novembre sera lue sa Lettre de remerciement.

3. Carrière

En décembre 1712, il accompagne à Londres le duc d'Aumont nommé ambassadeur extraordinaire en Angleterre. Il y reste dix mois, accumulant des matériaux pour son Nouveau Voyage d'Angleterre (écrit en 1713, publié à «Villefranche» en 1717) qui, à propos des moeurs, de la culture, des institutions, de la conscience politique, du théâtre, des classes sociales, etc., propose sans doute sur l'Angleterre la toute première vision des Lumières. Sa rencontre avec Newton, Halley et De Moigne (Histoire critique de la philosophie, t. II, p. 264) le pousse définitivement dans la voie des recherches scientifiques. Après son retour à Paris, il part pour Brest en 1716, ce qui permettra son exploration scientifique de la Bretagne selon des exigences très nouvelles, puis séjourne à Rochefort à partir de 1720, avant de se fixer à Paris en 1742 jusqu'à sa mort. En 1748, il habite «rue des Vieux Augustins, à l'hôtel de Toulouse, en chambre garnie» (F.P.).

4. Situation de fortune

B. appartient à une famille aisée qui ne semble pas avoir connu d'ennuis d'argent ; lui-même ne paraît jamais préoccupé sur ce chapitre, mais plutôt, semble-t-il, par disposition philosophique. Il accepte en 1716 un poste de commissaire et contrôleur de la marine à Brest. A l'âge de 30 ans (1720), il est muté à Rochefort comme commissaire général de la marine, fonction dont il se démet en 1742 pour s'installer à Paris et se consacrer définitivement à l'activité littéraire. Il est généralement estimé en ce domaine, bien que sa philosophie suscite de nombreuses protestations lorsqu'on en voit l'audace (ce qui n'est d'ailleurs pas toujours le cas) ; on le considère plus comme un penseur que comme un écrivain, et Voltaire lisant un ouvrage de lui se serait écrié : «Parle donc français, bourreau!» (B.Un., p. 513). Il vit fort modestement ; voir les vers de la Muse limonadière sur lui : «Il brava la fortune, il souffrit sans se plaindre,/ Ami des gens d'honneur il vécut sans rien craindre,/ En philosophe utile, et zélé citoyen,/Il travailla beaucoup et ne demanda rien», cité par Geissler, p. 21, ainsi que la fiche de police de 1748 : «Il ne travaille que pour la gloire, puisqu'il ne retire rien des livres qu'il fait» [F.P., renseignement fourni par F. Moureau].

5. Opinions

De très bonne heure B. («l'un des philosophes qui ont préparé les attaques des Encyclopédistes contre la religion», D.L.F.) semble s'être engagé nettement dans la voie du scepticisme et de la vision critique. Il sut se dégager de l'influence de Malebranche alors même qu'il avait pour lui une estime et une vénération que le temps ne démentira pas. L'influence de Fontenelle, son ami personnel, a probablement été décisive en face de celle de l'Oratorien. En tout cas, B. admet s'être très vite rattaché aux esprits forts qui l'ont introduit dans le domaine des sciences, et sa sympathie pour Gassendi est évidente dès ses Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant (1712). Entre 1729 et 1731, si sa correspondance avec l'abbé Bignon est abondante et régulière, leur amitié semble surtout fondée sur la sympathie et une commune curiosité scientifique, et elle permettra l'introduction à la Bibliothèque du Roi de quelques ouvrages rares en breton. On notera que c'est à Bignon que B., dès 1713, remettait le manuscrit de son Voyage en Angleterre «pour en avoir l'approbation et ensuite le faire imprimer» (lettre à Desmaizeaux du 14 septembre, B.L., Birch ms. 4283, f. 72 ; voir L. Desvignes, Marivaux et l'Angleterre, 1970, p. 35). Aux alentours de 1730, B. compte également Réaumur parmi ses correspondants réguliers : dans sa «Lettre à M. le chevalier de S ***» (Bibliothèque francaise, t. XXVI, p. 152) il se dit «depuis plusieurs années son Serviteur et son Ami», mais non son élève (voir dans le même ouvrage p. 151 à 171, et t. XXV, p. 90-107, trois contributions à une querelle mineure sur ce point à l'occasion d'un commentaire sur le Recueil de différents traités). Initié aux théories de Newton, alors parfaitement inconnues en France, pendant son voyage en Angleterre (1713),B. dira trouver «la science inutile, et même haïssable,quand elle ne [...] rend pas propre au commerce de la vie», et le Journal des savants voit en lui «tout à la fois le physicien exact et le citoyen zélé et attentif à ce qui peut contribuer au bien public» (cité par Geissler, p. 26). Dès le début de sa carrière de savant ou de philosophe, il se met au service des grandes idées des Lumières. Il lutte continuellement contre la superstition et les préjugés (à propos des orages, par exemple, qui foudroient les clochers où l'on sonne les cloches par protection contre la foudre, ou pour donner une interprétation logique de phénomènes présentés dans la Bible comme miraculeux, etc.). Le Père Valois, Jésuite membre de l'Académie de La Rochelle, souligne dans ses Entretiens sur les vérités fondamentales de la religion que l'irréligion est surtout répandue dans les cercles de la marine ; il vise ainsi La Mettrie et Maupertuis, originaires de Saint-Malo, et son collègue B. dont il dénonce le Pygmalion à l'occasion de sa traduction anglaise de 1742. B. dans sa réponse accable le P. Valois de réflexions injurieuses qui donnent à la querelle un tour personnel et public (on fait circuler à La Rochelle une chanson sur B, «...qui tout bouffi de vengeance,/ au lieu d'employer l'air railleur,/ le prit sur un ton plein d'aigreur», et sur le changement souhaitable du coeur des deux ennemis «afin que devenus amis,/ ils aillent droit en Paradis», Geissler, p. 152). B. démontre ainsi publiquement qu'il ne laissera pas attaquer sans réagir les penseurs matérialistes. Dès sa quarantième année il entretient des rapports directs avec l'aile gauche du mouvement des Lumières ; on a la preuve qu'il va voir Diderot à Vincennes (rapport de police du 10 septembre 1749 faisant état de la déclaration de la femme La Marche, épouse de l'imprimeur auquel, malgré son peu d'empressement, B. veut confier le manuscrit de son nouvel ouvrage après l'avoir soumis à «M. Dridot» en prison, Geissler, p. 19). Il est en liaison avec Voltaire en Prusse et lui fournit même de la documentation pour la deuxième édition du Siècle de Louis XIV (lettre de Voltaire à La Condamine, 12 oct. 1752) ; on peut relier à ces rapports l'élection de B. comme membre étranger à l'Académie de Berlin.

Il fréquente à partir de 1740 chez Charlotte Reynier-Bourette, la «Muse limonadière» du Café allemand ; il est son ami et celui de Mme de Graffigny, et entretient avec elle une correspondance volumineuse à partir de 1750-1751 ; cet échange se ralentit progressivement puis cesse en 1754. Il compte des amitiés en Prusse, traduites par sa nomination à l'Académie de Berlin (il fera visite à Maupertuis séjournant à Paris en 1753).

Dans son Histoire de M. Constance, Premier Ministre du Roi de Siam (1756), il se fonde sur les notes laissées par son père et le chevalier Martin, son grand-père maternel, pour détruire la légende échafaudée par les Jésuites selon laquelle Constance aurait été un vrai martyr de la foi chrétienne (il s'agit du P. Dorléans, de l'abbé de Choisy et du P. Tachard, ces deux derniers décrits par B. comme «deux des plus insignes charlatans qu'on puisse lire», B.Un.), et pour dénoncer le ministre comme un odieux tyran (Feller-Weiss décrira son ouvrage comme un «roman calomnieux et dicté par la haine du Christianisme», Geissler, p. 21). Insérés dans le 4e volume de l'édition augmentée (et inachevée) de l'Histoire de la philosophie, quelques vers (selon Quérard déjà antérieurement publiés, mais prenant au seuil de la mort une force spéciale) traduisent sa vision matérialiste : «Doux sommeil, dernier terme,/ Que le sage attend sans effroi ; / Je verrai d'un oeil ferme/ Tout passer, tout s'enfuir de moi». Selon Fréron (L'Année littéraire, t. V, 1757), il mourut «très sérieusement», deux jours après avoir fait venir deux notaires pour leur faire rédiger un acte dans lequel il demandait pardon à Dieu et à l'Eglise de ses écrits athéistes «scandaleux «et invitait les possesseurs de ses ouvrages à les brûler» (mais cette rétractation de son attitude antérieure n'est pas signée de sa main...). Selon Malesherbes, au contraire, bien que le malade, «accablé d'infirmités depuis dix-huit mois» ait «I'esprit très affaibli», rien n'annonce en lui «aucun retour à des sentiments de religion» ; ce qu'il remarque à propos de Montesquieu («Est-il vrai que M. de Montesquieu ait reçu les sacrements, est-il possible qu'un tel homme ait voulu déshonorer sa mémoire?») prouve en effet «qu'au milieu de son état d'affaiblissement il n'était que plus attaché à son ancienne façon de penser, et qu'elle était même devenue en lui une espèce de manie» (Geissler, p. 23).

6. Activités journalistiques

Bien qu'il ait constamment écrit sur les sujets les plus divers et dans le but de faire profiter de ses remarques le plus vaste public possible, B. est assez improprement appelé journaliste. Certes, plusieurs de ses écrits sont publiés dans les Mémoires de Trévoux, mais c'est surtout parce que ce sont des lettres écrites à des Pères Jésuites ou des observations à caractère scientifique. Ses articles principaux, s'ils ne sont pas strictement des comptes rendus d'expériences ou d'observations (lesquels sont publiés comme tels, au fur et à mesure de lectures ou d'envois à l'Académie, dans l'Histoire de l'Académie royale des Sciences) paraîtront séparément, comme des réflexions de moraliste, de philosophe ou de marin. Voici l'essentiel de ses contributions (voir Macary) :

Mémoires de Trévoux : Lettre au P. Catrou, Jésuite (oct. 1716, p. 1935-1937) ; Extrait d'une lettre au R.P. Deslandes, Jésuite (juil. 1725, p. 1276-1287) ; Extrait d'une lettre sur la formation de nouvelles îles (sept. 1726, p. 1643-1651 ) ; Lettre sur une antiquité celtique (nov. 1727, p. 2094-2106) ; Nouvelle observation sur le flux et le reflux de la mer (mars 1729, p. 542-551) ; Observation sur l'eau de mer et sur l'eau douce qu'on embarque dans les vaisseaux (mars 1730, p. 409-423) ; Observations physiques sur les oiseaux de mer et sur les huîtres (mai 1731, p. 889-900) ; Extrait d'une lettre sur quelques curiosités trouvées en Bretagne (févr. 1732, p. 367-372).

Histoire de l'Académie royale des Sciences : Expériences sur les teintures que donne le charbon de pierre (1713, p. 12) ; Observation sur un enfant qui n'avait point d'articulation dans ses membres (1716, p. 25) ; Observation sur un poumon divisé en cinq lobes (1718, p. 31) ; Observation sur de terribles coups de tonnerre, et sur leurs fâcheux effets sur les clochers où I'on sonnait (1719, p. 21) ; Observation sur un animal pris en Barbarie (1719, p. 40) ; Observation sur la différence des sangliers d'Afrique et de ceux d'Europe (1719, p. 40) ; Observation sur l'organisation des vers qui rongent les navires (1720, p. 26) ; Observation sur des sables (1722, p. 7) ; Observation sur les insectes (1722, p. 9) ; Moyen de prévenir la corruption de l'eau embarquée sur un vaisseau (1722, p. 9) ; Observation sur la génération des soles et des chevrettes (1722, p. 19) ; Observation sur le froid (1725, p. 1) ; Observation sur les maquereaux et les sardines (1725, p. 2) ; Observation sur l'état de l'atmosphère (1726, p. 14) ; Observation sur une espèce singulière de vers (1728, p. 40).

Bibliothèque française, ou Histoire littéraire de la France : «Lettre à M. Ie chevalier de S *** à La Haye» (t. XXVI, 1738, p. 151).

Recueil de pièces d'Histoire ou de Littérature : «Compliment à messieurs de l'Académie des Belles-Lettres de La Rochelle» (t. IV, 1741).

Deux lettres de protestation ou d'excuses publiées par les journaux destinataires : lettre aux auteurs des Observations sur les écrits modernes (t.XI, 1737, p. 165 et suiv.) ; lettre portant excuses et rétractation d'une brochure publiée contre M. de Mairan, etc. (Journal des savants, avr. 1749, p. 203).

On peut y ajouter une contribution poétique, Poetae rusticantis litteratum otium, qui bien que publiée séparément paraît aussi dans les Nouveaux Amusements du Coeur et de l'Esprit, ouvrage périodique d'Etienne Philippe de Prétot (1741, vol. 12).

7. Publications diverses

A) L'oeuvre du philosophe (études morales, philosophiques, économiques) : Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant, Amsterdam, 1712, rééd. 5 fois ; 2 éd. en anglais, 3 éd. en allemand au XVIIle siècle. L'Art de ne point s'ennuyer, Amsterdam, 1715, rééd. 2 fois ; 2 éd. en anglais, une en allemand.– Histoire critique de la philosophie, Amsterdam, 1737, 2 rééd., une éd. en allemand ; une annexe sous le titre Mon Cabinet est ajoutée à l'éd. de 1756. – L'Optique des Moeurs, opposée à l'Optique des Couleurs, 1742. – Essai sur la marine et le commerce, 1743 ; une rééd., une éd. en anglais. – Lettre sur le luxe, 1745. – Essai sur la marine des Anciens, 1748. – Traité sur les différents degrés de la certitude morale,1750.

B) L'oeuvre du savant (sciences, histoire, voyages) : Nouveau voyage d'Angleterre, Villefranche, 1717 ; les «Remarques sur l'Angleterre faites en 1713» ont connu une première publication dans les Pièces échappées du feu, «Plaisance», 1717 (Macary, p. 63-64) . – Recueil de différens traités de physique et d'histoire naturelle, 1736, plusieurs rééd.. – Lettre critique sur l'histoire navale d'Angleterre (figure dans l'éd. 1753 du Recueil). – Histoire de M. Constance, Premier Ministre du Roi de Siam, Amsterdam, 1756.

C) L'oeuvre du littérateur (poésies, contes philosophiques) : Poetae rusticantis litteratum otium, Londres, 1713, 2 rééd.. – Remarques historiques, critiques et satiriques d'un cosmopolite, tant en prose qu'en poésie, 1731. – Pigmalion, ou la Statue animée, Londres, 1741 ; 4 rééd., une en allemand. Ce roman philosophique exprime, quatre ans avant l'Histoire naturelle de l'âme de La Mettrie, une théorie purement matérialiste du monde, et sera condamné au bûcher dès le 14 mars 1742 par le Parlement de Dijon. – Histoire de la Princesse de Montferrat, Londres, 1749. – La Fortune. Histoire critique, 1751.

Voir la bibliographie complète donnée par Macary, p. 250-253. La correspondance B.-Bignon est conservée à la B.N. (f.fr. 22228).

8. Bibliographie

D.B.F., D.L.F., B.Un., N.B.G. – B.N., n.a.fr. 10781, f° 139 : (F.P.) fiche de police sur B. rédigée le 1er janvier 1748, complétée en 1749 et 1750. – Bibliothèque francaise, t. XXV, XXVI. – (C) Challes R., Journal d'un voyage aux Indes, éd. par F. Deloffre et M. Menemencioglu, Mercure de France, 1979. – Geissler R., Boureau-Deslandes, Ein Materialist der Frühaufklärung, Berlin, Rutten & Loening, 1967. – Id., «Boureau-Deslandes, historien de la philosophie», dans L'Histoire au XVIIIe siècle, Edisud, 1980, p. 135-152. – Macary J., Masques et Lumières au XVIIIe siècle : André-François Deslandes «citoyen-philosophe» (1689-1757), La Haye, Nijhoff, 1975. – Geissler R., «Boureau-Deslandes lecteur de manuscrits clandestins» dans Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, dir. O. Bloch, Vrin, 1982.