LUZAC

Auteurs

Numéro

534

Prénom

Elie, le fils

Naissance

1723

Décès

1796

La famille Luzac est originaire du Sud-Ouest de la France. Son fondateur, Jean Luzac I, marchand à Bergerac, quitta la France après la Révocation et s'installa en Hollande en 1686, à Amsterdam, puis à Franeker. De son premier mariage avec Marguerite Grilier, qui ne rejoignit son mari qu'en 1692, il avait eu plusieurs enfants, dont Elie Luzac père (1684-1759), qui ouvrit une école française à Noordwijk, près de Leyde (Riemens, p. 153). Il épousa Anne Marie Cabrolle dont il eut cinq enfants : Elie Luzac fils en serait l'aîné selon les uns (Haag, p.

2. Formation

L. fit ses études à l'Université de Leyde et eut pour maître le philosophe hollandais François Hemsterhuis (1720-1790), tandis qu'il subissait profondément l'influence des méthodes de raisonnement enseignées par ses professeurs, les mathématiciens et physiciens Musschenbroek et Lulofs (Cras, p. 5). II se destinait au barreau et étudia la jurisprudence, mais quitta l'université en 1749, au moment de subir ses épreuves de doctorat.

3. Carrière

Dès 1749, il s'associa avec son oncle Jean Luzac II, né d'un second mariage du réfugié huguenot, fondateur à Leyde d'une maison de librairie et père du savant helléniste Jean Luzac III (1746-1807), collaborateur d'Etienne Luzac (1706-178 7), le directeur de la Gazette de Leyde. Après un bref séjour à Gôttingen où il soutint une thèse de doctorat publiée en 1759, L. revint à Leyde où il mena de front son activité de journaliste, de libraire et une carrière d'avocat consultant qu'il avait préférée au poste de greffier de la Cour des Domaines du Stathouder. Il occupait alors dans la profession de libraire une place importante. Sa correspondance avec le secrétaire perpétuel de l'Académie de Berlin, J.H.S. Formey (Nachlass Formey), et avec le libraire-imprimeur M.M. Rey (Bibliotheek van de vereeniging tôt bevordering van de belangen des boekhandels, Amsterdam) atteste de l'étendue de ses relations professionnelles : M.M. Rey, qui ne l'aimait pas, sans doute à cause de ses attaques contre J.J. Rousseau (Gallas, p. 85, n. 2), Jean Néaulme, qu'il accusait de «radoter» (L. à Formey, 21 juin 1751), Mortier, d'Amsterdam, Walther, de Dresde, etc. Sa réputation ne tarda pas à s'établir, au point que Voltaire - dont il avait imprimé la Diatribe du docteur Akakia (Rome, Leyde, 1753) - songea à lui en vue d'une édition complète de ses œuvres (D4862).

4. Situation de fortune

Il était entré très jeune dans la profession d'imprimeur et ses affaires ne prospérèrent pas immédiatement : il avait quatre frères et deux sœurs, et, dit-il, «pour tout bien cinq cents florins de dette » (L. à Formey, 2 juin 1749). Cependant, sa maison d'édition ne tarda pas à se développer rapidement, principalement grâce à l'impression et à la vente d'ouvrages français (le Catalogue de livres françois, qui se trouvent à Leide chez Elie Luzac, s.d., contient un assortiment de 1360 titres français, dont 600 imprimés en Hollande).

5. Opinions

La vie de L. offre le contraste d'une activité commerciale extrêmement soucieuse d'exploiter au mieux de ses intérêts la diffusion du livre, et d'une activité intellectuelle caractéristique du dilettante éclairé. On a souligné le fait qu'il « s'entendait merveilleusement à favoriser le maintien et le développement de sa propre richesse, qui était modeste, du reste» (Dubosq, p. 26), et certaines de ses affirmations semblent confirmer ce propos : «le commerce veut, que l'on imprime ce qui se consomme» (Avertissement, L'Homme plus que Machine, 2e éd., Gôttingen, 1755) ; «Les premiers moyens qui contribuent au bien d'un Etat sont l'occupation des Ouvriers chez nous, et l'art de faire passer l'argent du dehors dans notre Pais» {Nouvelle Bibliothèque germanique, t. VI, avril-juin 1750, p. 431-441). Il édita en 1748 L'Homme Machine de La Mettrie, publication qui provoqua, selon Frédéric II, l'indignation du clergé de Leyde (Quépat, p. 21), et motiva sa comparution devant le Consistoire de l'église wallonne. Mais il réfuta ensuite La Mettrie tout en intervenant à plusieurs reprises, notamment dans la Nouvelle Biblio thèque germanique (op. cit.), contre le théologien protestant Pierre Roques, pasteur de l'église française de Bâle, en faveur de la liberté de la presse. On en a déduit, peut-être hâtivement, qu'il fut dans ce domaine un précurseur (Siccama, p. 172). Wolfien intransigeant en philosophie, il fut un représentant-type de l'Aufklârung et s'efforça de lutter contre l'extension des idées déistes et des doctrines matérialistes en imprimant en 1749 les Pensées raisonnables opposées aux Pensées philosophiques avec un essai de critique contre l'ouvrage intitulé Les Mœurs, de Formey, dirigées contre Diderot et F.V. Toussaint. Il réfuta également Montesquieu et Rousseau. La fin de sa vie fut troublée par les querelles politiques qui marquèrent l'histoire de la Hollande, et il délaissa les travaux que lui avait inspirés l'étude de la philosophie pour militer activement en faveur du rétablissement du stathoudérat (Cras, p. 23).

6. Activités journalistiques

C'est en 1749 que L. et Formey décidèrent de collaborer à l'édition d'une revue, la Bibliothèque impartiale, qui parut à Leyde de 1750 à 1758, en 18 vol. in-8° (D.P.1 164). Contrat fut passé le 11 février 1749 entre la maison Luzac et Formey, Jean Luzac étant chargé de superviser l'entreprise (L. à Formey, 22 juil. 1749). La revue était conçue sur le modèle de la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l'Europe (Amsterdam, 1728-1753, 54 vol.) de La Chapelle, Barbeyrac et Desmaizeaux, et L. prit contact avec des libraires étrangers. Il partit à cette fin en Angleterre le 24 août 1749, rencontra de nombreux représentants du Refuge, surtout Mathieu Maty, qui rédigea la chronique de la Bibliothèque impartiale consacrée à la littérature anglaise et qualifia la revue : «le meilleur des journaux littéraires» (L. à Formey, 27 juil. 1750). Parmi les collaborateurs figuraient également Jean Des Champs et, lorsque Formey en abandonna la direction en 1753 (Bibliothèque impartiale, janv.-févr. 1753, t. VII, 1er part., «Avertissement»), Jean Jacques de Marinoni (L. à Formey, 26 mars 1755) pour les nouvelles littéraires d'Italie ; Jacques Emmanuel Roques pour les nouvelles de Gôttingen, etc. La revue s'imposa surtout au sein du Refuge, en Allemagne et en Angleterre, alors qu'elle ne réussissait pas en France : «La Bibliothèque impartiale déplaît à Messieurs les Français» (L. à Formey, 8 mai 1750). Elle cessa de paraître le 28 novembre 1758. La participation exacte de L. dans la rédaction des extraits n'est pas facile à déterminer en raison du principe de l'incognito observé dès les premières livraisons. Toutefois, en raison de ses intérêts pour Montesquieu et Rousseau, il n'est pas impossible qu'on puisse lui attribuer certains des extraits qui leur sont consacrés, ainsi, probablement, qu'un certain nombre de comptes rendus relatifs à des ouvrages de droit naturel. L. remplaça la Bibliothèque impartiale par une feuille littéraire hollandaise, le Nederlandsche Lettercourant (Leyde, 1759-1763, 40 vol.) et écrivit encore d'assez nombreux articles dans le recueil des Annales belgiques (1772-1776, 15 vol.), qui se caractérisent surtout par des prises de position défavorables à l'égard des débuts de la révolution américaine.

7. Publications diverses

L. ne jugeait lui-même dignes de la postérité que deux de ses productions (L. à Formey, 29 juin 1756) : sa Disquisitio politico-moralis (Lugd. Batav. typis auctoris, 1749) qui pose le problème moral des lois ; et sa réfutation de La Mettrie, L'Homme plus que Machine (Londres, Leyde, 1748), ouvrage qui a posé un problème d'attribution. Son Essai sur la liberté de produire ses sentiments («Au pays libre, pour le bien public, avec privilège de tous les véritables philosophes», 1749), n'est pas moins remarquable par sa défense de la liberté de la presse et des droits de la conscience erronée. Son principal ouvrage de philosophie, Le Bonheur, ou nouveau système de jurisprudence naturelle (Berlin, 1754), répond à l'Essai de philosophie morale (Londres, 1750) de Maupertuis et fut éreinté par Grimm (CL., juin 1754, t. II, p. 368). Il s'est également attaché, dans une perspective leibnizienne et wolfnenne, à analyser le problème de l'origine de nos idées dans ses Recherches sur quelques principes des connaissances humaines (Göttingue et Leyde, 1756) qui répondent à un mémoire contre les monades inséré dans le Journal des savants en avril 1753. Voulant condenser en un vaste ensemble ses idées politiques et juridiques, il entreprit ensuite une large synthèse du wolffianisme dont il n'exécuta que la première partie sous le titre de Droit naturel, civil et politique, en forme d'entretiens (Amsterdam, 1802). Il réfuta à plusieurs reprises J.J. Rousseau, dont il n'aperçut que les paradoxes : en 1756, dans la Bibliothèque impartiale avec une critique acerbe du Discours sur l'inégalité ; en 1766 et 176 7, avec ses deux Lettres d'un anonyme à M. J.J. Rousseau dont la première s'attaque aux interprétations de Rousseau sur Grotius dans le Contrat social et la seconde aux théories de l'Emile sur l'éducation. Ces deux ouvrages de Rousseau, ainsi que la Nouvelle Héloïse furent également réfutés dans les t. V (1761) et VIII (1762) du Nederlandsche Lettercourant. L. entama en outre l'examen des thèses de Montesquieu dans ses Remarques philosophiques et politiques d'un anonyme sur l'Esprit des Lois (Amsterdam et Leipzig, 1765) et rédigea, au moment où des troubles graves déchiraient son pays, un grand nombre de pamphlets en néerlandais et, en français, les Lettres sur les dangers de changer la constitution primitive d'un gouvernement public (1792) où il adopte une attitude très conservatrice par rapport aux événements de France.

8. Bibliographie

Deutsche Staatsbibliothek, Berlin, Nachlass Formey. – Haag. – Cras H.C., «Notice sur la vie et les écrits d'Eue Luzac», Magazin encyclopédique, Paris, 1813, t. IV, p. 309333, et, à part, Paris, B. Sajon, 1813 ; réimpr. en tête de Le Bonheur ou nouveau système de jurisprudence naturelle, Amsterdam, 1820. – Buhle J.G., Histoire de la philosophie moderne depuis la renaissance des lettres jusqu'à Kant, Paris, 1816, t. VI, 226. – Sayous A., Le Dix-huitième siècle à l'étranger, Paris, 1861, t. II, p. 391-396. – Nérée Quépat [René Paquet], Essai sur La Mettrie : sa vie et ses œuvres, Paris, 1873. – La Hollande et la liberté de penser au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, Valkhoff, 1884, introd. de L. Ullbach, exposé de J.H. Siccama. – « Elie Luzac », Neophilologus, Groningen, La Haye, 1919, t. I, p. 10-21 ; t. II, p. 106-113. – Riemens K.J., Esquisse historique de l'enseignement du français en Hollande du XVIe au XIXe siècle, Leyde, 1919. – Dubosq Y.Z., Le Livre français et son commerce en Hollande de 1750 à 1780, Paris, Amsterdam, 1925, p. 23-28. – Gallas K.R., «Autour de M.M. Rey et de Rousseau», Annales J.J. Rousseau, t. XVII, 1926, p. 73-90. – Hastings H.,«Did La Mettrie write L'Homme plus que Machine?», P.M.L.A., juin 1936, p. 440-448. – Vartanian A., « Elie Luzac's refutation of La Mettrie », Modem language notes, t. LXIV, n° 3, mars 1949, p. 159-161. – Id„ La Mettrie's L'Homme machine : a study in the origins of an idea, Princeton U.P., i960. – Derathé R., «Les réfutations du Contrat Social au XVIIIe siècle», Annales J.J. Rousseau, t. XXII, 1950-1952, p. 1-55. – Gobbers W., J.J.Rousseau in Holland : een onderzoek naar de invloed van de mens en het werk, Gent, 1963. – Marx J., «Une revue oubliée du XVIIIe siècle : la Bibliothèque impartiale». Romanische Forschungen, t. II-III, 1968, p. 23-33. – là., «Un grand imprimeur au XVIIIe siècle : Elie Luzac fils (1723-1796)», Revue belge de philologie et d'histoire, t. XLVI, n° 3, 1968, P- 779-786. – Id., «Elie Luzac et la pensée éclairée», Documentatieblad (Werkgroep achttiende eeuw), 4-5 sept. 1970, p. 74-105.

9. Additif

La notice de Jacques Marx se fondait essentiellement sur la correspondance manuscrite de Formey à la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin (Nachlass Formey). Hans Bots et Jan Shillings ont édité en 2001 les lettres d’Élie Luzac à Formey, qui éclairent de façon exceptionnelle les rapports entre un éditeur et un auteur au milieu du XVIIIe siècle, et plus généralement les « coulisses de la librairie hollandaise ». On possède désormais les 238 lettres de Luzac, dans une édition critique très documentée.

État civil : H. Bots et J. Schillings donnent une généalogie des Luzac, importante famille de libraires et de journalistes huguenots : Jean Luzac (1646-1729), grand-père d’Élie, s’est marié en 1676 à Marguerite Grillier (1659-1699), puis en 1701, en secondes noces, à Marie Judith de La Lande (1672-1744), dont il a eu deux fils : Jean L. (1702-1783) et Étienne L. (1706-1787), futur éditeur de la Gazette de Leyde. Du premier mariage était né Élie L. père (1684-1759), marié en 1719 à Anne-Marie Cabrolle (1695-1751), dont il a eu huit enfants.

Élie Luzac fils a épousé en 1748 Ernestine Auguste de Treu, sans dot (p. 143), morte en couches en 1751 à l’âge de vingt six ans, le laissant « accablé de douleur », et père d’une fille, Anne-Marie Dorothée (p. 198, 356). Il se remarie en juin 1763 avec Marie Massuet (1725-1766), fille du journaliste Pierre Massuet (p. 354), dont il aura une fille, Anne L. (1766-1839), sans descendance.

Situation de fortune : Élie Luzac fils donne d’intéressantes précisions sur sa vie privée. Il écrit, le 2 juin 1749 : « Je suis jeune libraire, j’ai des dépenses assez considérables cette année. Vous verrez à l’échantillon de mon imprimerie que mon catalogue vous présentera, que j’en possède un assez considérable. Avec quatre soeurs et deux frères, tous d’un père qui, à vingt neuf ans, pour tout bien devait 500 florins, et d’une mère qui n’a porté pour dot que ses bonnes qualités (excusez cet éloge à un fils), vous sentez bien qu’il faut de temps en temps me borner... » (p. 67).

Carrière : Élie Luzac fils expose avec force détails ses relations avec ses collègues, ses activités d’auteur et de journaliste, ses déplacements pour affaires, notamment à Göttingen, ville où il fonde un établissement en 1753 (p. 224, 237). Cet établissement sera pour lui la source de nombreux « démêlés » ; en 1756, il est en procès avec la « société littéraire », et avec la régence de Hanovre (p. 293). La Guerre de Sept ans complique encore les échanges commerciaux. En janvier 1758 enfin, il résume les ennuis que lui ont causés les deux périodiques dont il avait assumé la publication, les Commentarii societatis regiae scientiarum Gottingensis et les Relationes de libris novis ou « Relations de Göttingen » (Voir p. 245-246, 248, 317-318).

Activités journalistiques : C’est Formey qui propose à Luzac en 1748 le projet de la Bibliothèque impartiale ; l’imprimeur en accepte aussitôt le principe (Lettres d’Élie Luzac à Jean Henri Samuel Formey, p. 42), mais il doit aussi en définir les conditions matérielles : termes du contrat, rétribution des collaborateurs, délais de livraison, et parfois, style même d’une revue qui doit atteindre « le gros du public » et se vendre à Paris (p. 79). Si l’on en croit Luzac, le tirage n’a pas dépassé les 500 exemplaires (p. 153), et les exigences de Formey (7 à 8 florins la feuille in-12) ont limité les bénéfices de l’éditeur. J. Marx avait donné dans la notice de la Bibliothèque impartiale un résumé de cet échange.

La correspondance entre Luzac fils et Marc-Michel Rey, conservée à la Bibliothèque universitaire d’Amsterdam (cote 686.2 REY) comprend 58 lettres de Luzac à Rey (les réponses de Rey manquent). Cette correspondance, classée, datée, accompagnée de factures et de commandes, est d’un grand intérêt pour le commerce de la librairie en Hollande ; elle est directe, franche, souvent brutale, et porte sur des détails très techniques : composition, épreuves, critique des compositeurs ou des correcteurs, fixation des prix de vente, et naturellement liste des ouvrages imprimés ou vendus par l’un et par l’autre. On apprendra ainsi que Marc-Michel Rey vend et probablement imprime en 1748-1749 les Illustres Françaises de Challe (éd. de 1748), Les Amours de Zéokinizul de Crébillon, les Lettres juives, le Cabinet des fées, et un certain nombre de journaux : le Contrôleur du Parnasse (4 mars 1748), La Bagatelle de Van Effen (« édition de Hollande », 8 mars 1751) et la Bibliothèque impartiale à partir de mars 1749. Luzac, de son côté, imprime L’Homme-machine (25 février 1748), mais regrette que Rey ait divulgué le nom et l’adresse de La Mettrie, lequel a désavoué l’ouvrage (4 mars 1748). Luzac, imprime ensuite l’Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine, du même La Mettrie, mais pour se tirer d’affaire auprès des autorités protestantes, imprime en même temps et fait diffuser par Rey l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignacet L’Homme plus que machine, réfutation du matérialisme à laquelle il attache de l’importance : « On demande à Leyde et partout des Hommes plus que machines. Faites-moi le plaisir, Monsieur, de ne pas attendre que le feu soit ralenti pour envoyer cette brochure dans nos Provinces » (6 avril 1752). On sait qu’il rééditera l’ouvrage sous son nom à Göttingen en 1755. Cependant les relations entre les deux hommes s’altèrent en août 1752 : ouvrages mal imprimés ou mal corrigés par Rey, différends sur la fixation des prix, injures de part et d’autre. En 1758, Luzac, qui vient d’obtenir un privilège pour les œuvres philosophiques de Formey, s’éloigne de Rey, qui traite avec d’autres correspondants.

Bibliographie : Bots, Hans et Schillings, Jan : Lettres d’Élie Luzac à Jean Henri Samuel Formey (1748-1770). Regards sur les coulisses de la librairie hollandaise du 18e siècle. Paris, Champion, 2001 (J.S.).

CHAILLET

Auteurs

Numéro

158

Prénom

Henri David

Naissance

1751

Décès

1823

Henri David Chaillet est né le 12 juillet 1751 dans le village montagnard de La Brévine, et mort accidentellement à Auvernier le 30 octobre 1823. Il venait d'une famille appartenant à l'ancienne bourgeoisie de Neuchâtel : un de ses ancêtres, Abraham Chaillet, fut anobli en 1670 par la princesse Anne de Bourbon, duchesse de Longueville et régente du comté de Neuchâtel (Jeanneret, p. 126). Le nom devrait donc être précédé de la particule, mais les Neuchâtelois du XVIIIe siècle omettaient fréquemment de la mentionner (Ph. Godet, Madame de Charrière, t. I, p.

2. Formation

Il fit d'abord ses études de philosophie à l'Université de Bâle (1766-1769), puis à la Faculté de théologie de l'Académie de Genève où il fut reçu, le 19 avril 1771, avec «témoignage très honorable» (S.-M., t. II, p. 450). Il y avait suivi les sermons de Jacob Vernes et de Romilly, les cours de Maurice et de Jacob Vernet. Il se lia d'amitié à Genève avec le physicien Pierre Prévost (1751-1839), et surtout avec l'illustre Charles Bonnet, qui exerça une forte influence sur le développement de sa personnalité.

3. Carrière

Chaillet avait exercé à Genève, alors qu'il faisait encore ses études de théologie, les fonctions de précepteur dans la famille Massé-Dunant. Il revint ensuite à Neuchâtel en 1771 pour préparer et recevoir la consécration au ministère, le 5 août 1772. Il fut successivement suffragant du pasteur de Bevaix, David Rognon (1772-1775), suffragant à Colombier du pasteur Le Chambrier (1775-1787), diacre à Valangin (1788-1789) et pasteur à Neuchâtel de 1789 à 1806. Président de la chaire d'éducation à Neuchâtel, il faisait également passer au collège de la ville des examens de grec, de latin et de littérature française. Il fut ensuite membre des audiences générales de 1816 à 1823.

5. Opinions

Le «Grand Chaillet» (Ph. Godet, Histoire littéraire de la Suisse française, p. 371-379) a été à la fois un théologien de renom et un prédicateur doué, et, comme principal rédacteur du Journal helvétique (1779-1784), un publiciste actif en même temps que le premier critique littéraire suisse «national». Il fut également, notamment en raison de son appartenance au cercle de Madame de Charrière – dont il défendit les Lettres neuchâteloises en 1784 –, un des représentants les plus marquants de la vie littéraire en Suisse romande. Il avait une certaine hardiesse de pensée : lorsque la Vénérable Classe (la Compagnie des Pasteurs) condamna en 1771 le banneret Ostervald et son gendre Elie Bertrand pour avoir fait publier par la Société typographique de Neuchâtel le Système de la nature du baron d'Holbach, il confiait son indignation à son journal d'étudiant en parlant de tous «ces saints» qui «criaient à pleine tête et déraisonnaient à l'envi» (Ph. Godet, Madame de Charrière, t. I, p. 219).

Comme théologien, il n'était «ni un exégète subtil, ni un maître de la dogmatique» (Ch. Guyot, p. 294), mais un disciple de l'orthodoxie éclairée implantée en Suisse par Ostervald, Turrettini, Werenfels, et Bonnet. Son attitude est typique de l'ambiguïté où est obligée d'évoluer l'apologétique protestante du XVIIIe siècle, qui sacrifie à la nécessité d'un rapprochement avec les tenants de la rationalité tout en s'inquiétant d'un certain glissement vers le socinianisme. Plutôt médiocre dans l'exercice de ses fonctions pastorales, il a par contre été un excellent prédicateur : cinq volumes de Sermons publiés de 1783 à 1822 assirent sa réputation dans ce domaine.

6. Activités journalistiques

Chaillet avait repris en 1779 aux associés de la Société typographique le Mercure suisse, ou recueil de nouvelles historiques, politiques, littéraires et curieuses (1732-1737) fondé par Louis Bourguet, et devenu un recueil exclusivement littéraire sous le titre de Journal helvétique (1738-1769). De 1769 à 1780, ce périodique s'appellera Nouveau journal helvétique ou Annales littéraires et politiques de l'Europe et principalement de la Suisse, et il parut mensuellement (sauf les livraisons de février-juin 1779) en 131 fascicules. De 1781 à 1782, il porta le titre de Journal de Neuchâtel, ou Annales littéraires et politiques de l'Europe, et principalement de la Suisse (mensuel, 24 fasc. in-8°) avant de se nommer Nouveau journal de littérature et de politique de l'Europe, et surtout de la Suisse (15 janvier-31 décembre 1784 : Ch. Guyot, p. 125-152 ; J.D. Candaux, p. 154-162, et D.P.1 679, 979, 981).

Lorsque Chaillet accéda à la direction, le journal végétait et n'avait plus guère de suisse que le nom. J.J. Rousseau en avait parlé avec mépris comme d'une «manière de journal dans lequel ils [les Neuchâtelois] s'efforcent d'être gentils et badins» (au maréchal de Luxembourg, 20 janvier 1763). Chaillet parvint à lui redonner vie, tant par ses extraits et critiques d'ouvrages français que par l'attention qu'il portait à la littérature romande (Tissot, Abauzit, Bonnet) et alémanique (Breitinger, Zimmerman, Lavater). Dans le domaine de la littérature allemande, il fit oeuvre de pionnier (F. Jost, p. 81-115) en révélant dans les pays de langue française La Messiade de Klopstock (1748), le Choix de poésies allemandes de Gellert, le Phédon de Mendelssohn (1772). Les articles de Chaillet sont signés C, et on peut lui attribuer avec certitude, selon Jeanneret, les critiques portant sur l'édition de 1780 de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre par Sinner, tous les articles portant sur la première édition des Oeuvres de J.J. Rousseau, entre autres sur les Confessions, les réflexions sur le beau et les arts à propos de Falconet, les analyses de Shakespeare, de Delille, de Wieland, des premiers ouvrages de Madame de Genlis, du Tableau de Paris et des drames de Mercier. On ajoutera à cette liste les extraits de Rétif de la Bretonne, que le journaliste avait appris à connaître par l'intermédiaire de son collaborateur Grimod de la Reynière, qui avait été chargé de la chronique des théâtres parisiens. Ces articles concernent Le nouvel Abeilard (oct. 1779), les Contemporaines (oct. 1781 ), et L'Andrographe (fév. 1782) ; voir J. Marx, «La renommée helvétique de Restif de la Bretonne», p. 792-793). Ils constituèrent incontestablement une nouveauté : les deux Bridel en relevèrent l'audace dans leurs Mélanges helvétiques de 1782 à 1786 (Lausanne, 1787, p. 220), et E.H. Gaullieur reprocha à Chaillet son admiration «paradoxale» pour le «Rousseau du ruisseau» («La jeunesse de Benjamin Constant», p. 248). A mentionner également les articles relatifs aux Oeuvres d'histoire naturelle et de philosophie de Charles Bonnet, échelonnés entre juillet et décembre 1779, et surtout une Défense de M. Bonnet publiée en octobre 1780. Chaillet y réagit contre une campagne de dénigrement dont le philosophe genevois avait dû souffrir de la part du Mercure de France (dans sa livraison du samedi 24 juin 1780). Il dénonce les prétentions autarciques de «l'esprit français», identifié avec la manie de l'impiété, et défend la littérature nationale de son pays avec beaucoup de conviction. La devise du journal était Non fumum ex fulgore sed ex fumo dare lucem ; Chaillet y déploya tous les talents d'une vive personnalité, et des qualités de journaliste perceptibles surtout dans le style. La spontanéité, la sincérité, le génie de la formule frappante, le talent d'exposition en furent les marques de fabrique. Philippe Godet l'a défini comme «le journaliste de l'Europe qui se hâte le plus lentement» («Un critique neuchâtelois», p. 513).

7. Publications diverses

La Subordination (sermon sur la mort de Frédéric le Grand, prononcé à Colombier) Neuchâtel, 1786 . – Sermons sur les dogmes fondamentaux de la religion naturelle, Neuchâtel, 1787 . – Discours qui a obtenu l'accessit au jugement de l'Académie de Besançon, sur la question proposée pour le prix d'éloquence en 1788 : le génie est-il au-dessus de toutes règles? 1789 . – Sermon sur la nécessité et le but de la prédication, Neuchâtel, 1789 . – Sermon sur les devoirs domestiques en général, Neuchâtel, 1812 . – Sermon sur la débonnaireté, s.d. . – De la simplicité de la doctrine chrétienne, à M. Cellerier, pasteur à Satigny, Neuchâtel, 1819 . – Sermons sur divers textes de l'Ecriture sainte, Neuchâtel, t. I, 1797 , t. II, 1810 ; t. III, 1810 ; t. IV, 1822 ; t. V, 1822 . – Les derniers sentiments d'un chrétien, 1822 . – Sermon prononcé à Neuchâtel le 3 mars 1793, Neuchâtel, 1793 . – Oraison funèbre de M. Mieg, docteur-médecin, prononcée à Colombier, Neuchâtel, 1823.

8. Bibliographie

Bâle, Universitatsbibliothek, Matricule AN II 5af, et Akad. Kat. Genève, B.P.U., Registre Archives P 5 (Contributions pour la bibliothèque), p. 70. – Genève, Archives d'Etat, Registres Académie Ge 1, n° 959 et Registres de la Compagnie des Pasteurs, XXXI, 108. – Neuchâtel, Archives d'Etat, Cartulaire des pasteurs neuchâtelois. – Gaullieur E.H., «La jeunesse de Benjamin Constant», Bibliothèque universelle, Genève, 1847, p. 248 et, du même, Etudes sur l'histoire littéraire de la Suisse française, particulièrement dans la seconde moitié du XVllle siècle, Genève, 1856, p. 180. – Jeanneret F.A.M., et Bonhôte J.H., Biographie neuchâteloise, Locle, 1863, t. I, p. 126-139. – Godet Ph., «Un étudiant neuchâtelois il y a cent ans : H.D. Chaillet», Bibliothèque universelle, Genève, janv.-mars 1890, p. 91-117. et, avr.-juin 1890, p. 513 ; id., Histoire littéraire de la Suisse française, 2e éd., Paris, 1895, p. 371-379 ; id. , Madame de Charrière et ses amis, Genève, 1906, t. I, p. 217-230. – Rossel V., Histoire littéraire de la Suisse romande, Genève, 1889, t. II, p. 219. – Beaujon G., Un critique neuchâtelois au XVllle siècle : Henri David Chaillet, Berne, 1894. – Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, Neuchâtel, 1924, t. II, p. 465. – Guyot Ch., La Vie intellectuelle et religieuse en Suisse française à la fin du XVllle siècle. Henri David. Chaillet, Neuchâtel, 1946. – Jost F., Jean-Jacques Rousseau suisse, Fribourg, 1961, t. I, p. 81-115. – (S.M.) Le Livre du Recteur de l'Académie de Genève (1559-1878), éd. S. Stelling-Michaud, Genève, 1966, t. II, p. 450, notice de Léon Matthey et Alfred Schnegg. – Marx J., «La renommée helvétique de Restif de la Bretonne au XVIIIe siècle», Revue belge de philologie et d'histoire, Bruxelles, 1970, XLVIII, n° 3, p. 789-802. – Candaux J.D., «Les gazettes helvétiques. Inventaire provisoire», dans M. Couperus, L'Etude des périodiques anciens, colloque d'Utrecht, Paris, 1972, p. 126-172 ; id., notices de D.P.1 679, 979, 981.